C’est à Ludwig Elster que ces lignes ont été dédiées. Pendant toute sa carrière, il a été de ceux qui s’inclinent joyeusement devant les forces supérieures qui dominent la vie humaine : Dieu, Nation, Patrie, Autorité. Il a combattu pour ces forces. Un pareil combat n’est-il pas à lui seul une récompense ?
Humainement, que demander de plus ? Mais la critique scientifique doit être plus exigeante, elle doit se demander si une pareille attitude peut se justifier, théoriquement, techniquement, dans tous les domaines de la vie sociale. « L’économie » est-elle soumise elle aussi à l’action de ces forces suprêmes, capables de l’élever à une dignité supérieure ? Ou à l’inverse est-elle seulement le champ d’action de lois naturelles, s’exerçant avec une impitoyable et aveugle nécessité, le résultat d’un déterminisme strictement mécanique et mathématique ?
Cette question, toutes les écoles économiques se la sont posée. Les uns (individualistes) n’ont voulu voir dans l’économie qu’un ordre mécanique aveuglément nécessaire. Les autres (universalistes) se sont au contraire efforcés de montrer que, s’il y a une nécessité dans l’ordre économique, elle n’a rien de mécanique, elle est de l’ordre de l’ « esprit », du « pensé », de l’ « intellectuel » et du « moral ».
Voyons d’abord, comment ces deux tendances doctrinales s’opposent. Nous pourrons ensuite étudier l’action exercée sur l’ « Économie » par des forces supérieures débordant le cadre des activités individuelles.
PREMIÈRE PARTIE
LA CONCEPTION INDIVIDUALISTE OU MÉCANIQUE DE L’ÉCONOMIE
Cette conception est à la base de toutes les doctrines régnantes. Tous les économistes qui ont essayé de construire un système cohérent, nous ont présenté un monde économique dominé par une nécessité contraignante, déterminé par des lois rigoureuses, sujet à des mesures mathématiques.
Pour nous tenir à l’essentiel, bornons-nous à parcourir le point de vue des anciens « classiques » (la première école individualiste) des théoriciens de « l’utilité limite » (principaux représentants du néo-libéralisme) des tenants de l’école mathématique et du matérialisme historique de Marx.
1° Les anciennes écoles classiques : Ricardo
Questionnons d’abord les premiers individualistes, la vieille école, dite « classique » fondée par Quesnay et Smith et prolongée par Ricardo et ses successeurs. Leur réponse est claire. Ils estiment que le monde économique doit être étudié suivant les méthodes des sciences naturelles ou physiques. Les phénomènes que l’on y constate sont déterminés par des lois naturelles d’une absolue nécessité.
Le phénomène premier, le phénomène fondamental de l’économie, est la rencontre, sur le marché de l’échange, des intérêts individuels.
Dans le monde économique, l’intérêt individuel est le seul mobile des actions et, partant, la seule cause déterminante des effets que produit leur rencontre ou leur conjonction.
On peut comparer cette loi à celle du parallélogramme des forces, qui suffit à déterminer la résultante du choc de deux boules de billard.
L’échange, ou, ce qui revient au même, « la formation des prix » est donc la première manifestation de l’ordre économique. On doit lui appliquer les méthodes d’investigation propres aux sciences physiques, en essayant d’y déceler des rapports de grandeur et de quantité. Dans l’échange, ce n’est pas l’aspect qualitatif, qui retiendra l’attention, mais le quantitatif, poids, grandeur, nombre. On ne cherchera pas à lui découvrir une signification profonde, on s’en tiendra à son aspect extérieur, seul capable de mensurations exactes. On le présentera sous la forme d’une véritable équation : Un habit = 20 aunes de toile pour reprendre un exemple de Marx. Et pourquoi est-ce possible ? Parce que, suivant Ricardo, les deux marchandises contiennent la même quantité d’un « quelque chose » commun. Ce « quelque chose » c’est d’après Smith, Ricardo ou Marx, le nombre d’heures de travail incorporées dans la marchandise. (Théorie de la valeur « travail »). Si dans différentes marchandises on trouve incorporée la même quantité d’heures de travail (« travail simple » ou bien « quantité relative de travail socialement nécessaire ») ils doivent avoir la même valeur sur le marché. Cela veut dire qu’ils doivent être capables de former les termes d’un échange à égalité. Première loi mécanique et mathématique qui nous donne une théorie de la valeur et la clé de la formation des prix.
Cette loi doit être immédiatement concrétisée et précisée par une autre, d’ordre également quantitatif : « la loi de l’offre et de la demande ». Celle-ci nous donnera le pourquoi des variations de prix qu’on enregistre pour la même marchandise. Elle expliquera que le prix puisse s’éloigner de la pure « valeur-travail » que la marchandise possédait originairement.
En somme toute la science économique tourne autour de deux questions d’ailleurs corollaires : Comment les marchandises « forment-elles » leur « valeur » ? Comment les prix se fixent-ils ?
Lorsque l’on aura déterminé la loi de ce double phénomène, on pourra rendre compte de tout l’ordre économique, en appliquant cette loi aux divers « échanges » qui interviennent soit pour la « production », soit pour la « distribution » des richesses.
« Échanges » relatifs à la production : Achat par les capitalistes des matières premières, des machines et du travail, vente des produits manufacturés. « Échanges » relatifs à la distribution des richesses : Achat et vente de ces mêmes facteurs de production, travail, capital, sol ; chacun recevant son revenu, le salaire allant au travail, le profit (intérêt ou bénéfice de l’entrepreneur) au capital, la rente au propriétaire du sol.
Tel est l’essentiel de l’enseignement des vieux « classiques », tel est encore aujourd’hui celui de toutes les écoles individualistes.
Étudiez-vous l’Économie dans son ensemble ? La loi fondamentale que vous aurez à déterminer sera celle de la fixation générale des prix. Étudiez-vous une manifestation économique particulière ? Vous vous attacherez à déterminer les conditions dans lesquelles se fixent les prix dans ce cas particulier.
Qu’elles expriment les conditions générales ou particulières du même phénomène, les lois déduites par l’économie sont, par leur nature même, d’ordre mathématique. Elles ressemblent à celles que déterminent les sciences exactes, elles ne peuvent souffrir aucun écart, elles ne peuvent être violées.
C’est bien pour cela que les classiques étaient si convaincus de la nécessité du libre échange. Il ne fallait pas troubler le libre jeu des intérêts. « Laissez faire, laissez passer », l’adage mille fois répété, exprimait les exigences les plus profondes de l’ordre économique. Sans doute derrière le principe, s’abritaient aussi des intérêts très personnels, et des mobiles d’ordre strictement politique. Mais il n’en reste pas moins qu’il trouvait dans la science économique des théoriciens du jour, une base inébranlable.
Le libre échange était postulé par toute la conception qu’on se faisait de l’ordre économique.
Aussi faut-il voir la constance avec laquelle les vieux classiques niaient la possibilité de la « politique sociale ». Cette négation très franche chez les anciens reste implicite chez leurs successeurs.
Selon Malthus, il est impossible de faire l’aumône aux pauvres. Les pauvres sont des hommes « pour qui aucun couvert n’a été mis sur la table de la nature ». La nature ordonne ! Que personne ne se mêle de contredire ses injonctions. Si vous voulez, nous dit-il, entretenir ces pauvres avec des aumônes, vous les verrez immédiatement intervenir sur le marché. La loi de l’offre et de la demande jouera, les prix monteront. De ce fait, un certain nombre d’individus, à qui les anciens prix permettaient de se maintenir à flot, ne pourront supporter la hausse, et seront plongés dans la misère. En définitive, le nombre des anciens pauvres que vous aurez tirés du besoin, sera compensé par le nombre des nouveaux pauvres que vous aurez créés. Voilà la conséquence des atteintes portées aux lois économiques !
On comprend dès lors, que de nos jours encore, un écrivain anglais puisse dire, sans choquer le moins du monde la science anglaise et américaine : « Vouloir s’attaquer à la loi de l’offre et de la demande ! Autant aboyer à la lune ». Les néoricardiens de l’école allemande sont d’ailleurs du même avis. Même s’ils ne l’expriment pas ouvertement, la logique les y contraint.
Que l’on se remémore les objections que les libéraux (de science ou de pratique), n’ont cessé de formuler au cours de ces dernières décades contre les demandes d’élévation de salaire venant des organisations syndicales ! Vous demandez une augmentation de salaire, disait-on ? Les prix vont monter. Si l’élévation de salaire se généralise, les travailleurs devront en définitive acheter au prix fort tous les produits qui leur sont nécessaires. Les élévations de salaires, comme toute politique sociale, constituent donc un cercle vicieux.
C’est sur les mêmes principes que les vieux théoriciens classiques et les néo-libéraux se fondaient pour demander la liberté du commerce et combattre toute politique protectionniste. Il faut avant tout, assurer le libre jeu des lois naturelles, le commerce doit donc être libre. N’entravons pas la nature, laissons-lui porter tous ses fruits.
On voit ainsi la position que la vieille école classique a pu prendre sur le point précis qui nous occupe. L’économie est pour elle un maître tyrannique que l’on ne peut contredire. C’est assez clairement montrer s’il doit être maudit ou béni.
2° L’école de « l’Utilité limite »
On sait, que cette école a reçu les noms les plus divers. Degré final d’utilité a dit Jevons, utilité marginale disent les américains, intensité du dernier besoin satisfait a dit Valras, utilité finale dit Bohm-Bawerk. Nous traduisons le mot allemand « Grenznutzenschule » par le terme qui semble le rendre de plus près, bien qu’il soit peu employé par les économistes français, qui appellent d’ordinaire plus simplement cette école « école psychologique »
Nous venons de voir l’essentiel des doctrines libérales. Nous pouvons donc être brefs sur celles de l’école néo-libérale.
Parmi ceux qui ont prolongé l’enseignement de la vieille école classique, les théoriciens de l’utilité limite tiennent incontestablement la première place. Voyons leur doctrine.
Ils reprennent, au fond les problèmes dans la forme même où les classiques les avaient posés et acceptent l’essentiel de leurs solutions.
Les phénomènes fondamentaux de l’économie restent pour eux : le jeu des intérêts individuels, la formation de la valeur, et la fixation des prix. Ils s’efforcent seulement de perfectionner les lois qui en rendent compte.
Le fait est, qu’au cours des recherches qui avaient prolongé les études de l’école classique, la théorie de la « valeur-travail » s’était révélée manifestement insuffisante. En acquérant une connaissance plus approfondie des éléments qui concouraient à former les prix des marchandises, en prenant une conscience plus nette de l’évolution historique des faits économiques, on avait été amené à constater que ces faits cadraient de moins en moins, avec la théorie de la « valeur-travail ». Il fallait trouver une autre explication.
C’est ce que tentent en même temps, et presque de la même façon, Jevons, Walras et Carl Menger. Tous prétendent donner au problème, suivant le goût du temps, une solution « psychologique ». D’après eux, la valeur d’un bien est déterminé par l’usage le moins utile que l’on en puisse faire, par la satisfaction la plus minime qu’on puisse en retirer. C’est cette « moindre » utilité, ou cette « utilité limite » qui doit servir de base à la formation de la valeur. Telle est notamment la thèse de Menger.
Le jeu du marché se présente comme suit : Vendeurs et acheteurs se rencontrent face à face. Vendeurs et acheteurs attribuent aux objets qu’ils veulent céder ou acquérir une « utilité » différente. Et chacun d’eux se décide d’après ses propres appréciations. Mais ce sont les derniers de la file, les moins pressés de vendre, et les moins pressés d’acheter (ceux que l’on appellera plus tard le couple limite) qui formeront les prix, en déterminant « la moindre utilité » de chaque objet.
Telle est, en gros, la théorie de « l’utilité limite » que, vers la même époque, Menger lui-même, ses élèves, et les théoriciens anglais et latins, développaient, fouillaient, approfondissaient à l’envi. On croyait y trouver l’explication de tout le mécanisme du marché, de toute la fixation des prix.
Au fond, de cette littérature, un seul point décisif est à retenir, c’est que pour l’école de l’utilité limite elle aussi, la science économique se réduit toute entière à l’étude de la formation de la valeur et des prix.
Ce schéma théorique, nous ramène donc à une conception aussi « individualiste » que celle de Ricardo et de ses élèves.
L’ordre économique est le point de rencontre des intérêts individuels. La « qualité » s’y dissout dans la « quantité ». A la quantité de travail de Ricardo, Menger a seulement substitué la quantité de besoins. Mais il reste que les « faits économiques » doivent pouvoir être déterminés par des lois mathématiques et mécaniques. L’école de « l’utilité limite » peut donc être considérée comme « néo-ricardienne », elle est même plus individualiste que Ricardo, puisqu’elle n’admet même pas que la quantité des heures de travail incorporées à une marchandise puisse donner à celle-ci une manière de valeur objective, de valeur-susbtance. Elle ne s’intéresse au contraire qu’à la valeur subjective, à l’utilité que chaque individu peut personnellement attribuer à un objet échangé. Elle essaye de déterminer cette valeur par la loi de satisfaction dégressive des besoins (loi de Gossen).
Bohm Bawerk nous le dit en termes fort nets : « Du commencement à la fin, le prix est le résultat d’estimations subjectives ».
Si l’école « psychologique » a fait œuvre personnelle c’est lorsqu’elle a cherché à « mesurer » l’utilité, pour l’introduire dans le domaine de la « quantité ». Smith et Ricardo, et tous les économistes jusqu’à Marx, n’avaient pas osé aller jusque là. S’ils refusaient de retenir la notion « d’utilité » comme élément de détermination de valeurs d’échange, c’est parce qu’elle ne représentait pas pour eux une « quantité ou une grandeur mesurable ». La nouvelle école croyait au contraire avoir trouvé cet élément de mesure, en découvrant la notion du « moindre besoin satisfait », d’ « utilité limite ».
Est-il besoin de dire combien ses espoirs étaient chimériques ?
Résumons-nous : Une détermination mathématique de l’économie; la théorie de la valeur et des prix placée au centre de la spéculation économique; un système de lois d’ordre mathématique et mécanique donnant à l’économie sa détermination quantitative ! Que dire de plus ? Sous une présentation théorique plus subtile et plus raffinée, ne retrouvons nous pas la même conception mécanique et mathématique, les mêmes nécessités naturelles, la même tyrannie de l’économie que chez les anciens classiques ?
3° L’École mathématique
L’école de l’utilité limite n’avait pas encore vu le jour que Cournot avait déjà tenté d’engager les recherches dans une autre voie. Toutes les sciences qui se référaient de près ou de loin à la physique avaient alors une irrésistible tendance à rejoindre les sciences exactes pour se constituer, en un système de formules mathématiques, au sens le plus strict du mot.
Pour appliquer une pareille méthode à l’économie, il faut nécessairement supposer acquises les conceptions simplistes que nous évoquions plus haut, et admettre que tout s’y ramène à des rapports de quantités entre les biens échangés, à des relations « quantitatives » qui peuvent s’exprimer en « fonctions », dans le sens mathématique du mot. Ces rapports président à la formation des prix et, partant, donnent à l’ordre économique sa physionomie propre.
Ce point de départ admis, il n’y a plus qu’un pas à faire pour imaginer que l’on puisse donner à ces relations quantitatives une expression qui leur soit propre, sans recourir à une véritable théorie de la valeur (théorie de la valeur-travail ou théorie de la valeur-utilité).
C’est de cette idée qu’est née l’école mathématique. Constituée avant l’apparition des théoriciens de l’utilité limite, elle a poursuivi son effort à côté d’eux en laissant plus ou moins de côté la théorie de la valeur.
Le manuel de Cassel, si répandu encore dans l’Allemagne d’aujourd’hui, est l’ouvrage qui représente le plus typiquement cette tendance à réduire la science économique en formules mécaniques.
Elle devait trouver un encouragement dans la théorie de l’utilité limite, surtout dans la forme qui lui avait été donnée par son fondateur Walras.
Les équations de base de Walras, qui requéraient l’aide des plus hautes mathématiques, intéressèrent jusqu’aux mathématiciens, même ceux qui, par principe, rejetaient « l’utilité limite » comme toute autre théorie de la valeur. Cassel lui même s’y référait.
Nous n’avons pas besoin d’insister davantage.
On voit que pour la nouvelle école, l’ordre économique s’exprimait encore et toujours en des lois mécaniques et mathématiques, en des « fonctions » mathématiques (qu’il convient de distinguer avec soin des fonctions « téléologiques » ou des « services » que nous retrouverons tout à l’heure).
Ajoutons que l’école mathématique, comme celle de l’utilité limite, devait nécessairement adopter le point de vue de Ricardo sur l’impossibilité d’une politique sociale. Les théoriciens de l’une et l’autre école devaient nécessairement admettre que vouloir attenter à la loi des prix c’était « aboyer à la lune ». Mais Menger et Bohm Bawerk n’avaient ni le courage ni la force de porter cette vérité à la lumière. Que dire de leurs élèves !
4° Le matérialisme historique de Marx
La conception que Marx se fait de l’ordre économique présente de grandes analogies avec celle de Ricardo. Marx accepte, en effet, la théorie ricardienne de la valeur-travail. Il y apporte la dernière main et lui donne sa forme définitive.
Pour lui l’économie est déterminée par des lois qui lui sont propres, par des lois de l’ordre mécanique, mais ces lois lui imposent un développement continu. (Idée que l’on trouverait déjà en puissance dans la fameuse loi d’évolution des salaires, du profit et de la rente qu’avait posée Ricardo).
Pour Marx le nœud de l’évolution économique est « la loi de concentration » et « d’accumulation du capital ». A la fin de chaque « cycle économique », à la fin de chaque « période économique », le capitaliste, selon Marx, engrange son profit ou sa plus-value. Il accroît son capital, il « accumule ». Mais à la masse toujours croissante du capital, correspondent des entreprises de plus en plus grosses, de plus en plus éloignées du type de l’entreprise privée ; elles écrasent les petites et les absorbent.
En définitive, l’économie capitaliste évolue nécessairement vers une économie communiste. A son développement, correspond une socialisation invisible des moyens de production. Cette socialisation est momentanément en contradiction avec les restes de propriété non socialisée et individualiste, et avec les modes capitalistes d’appropriation. Mais cette contradiction sera supprimée, au moment où les masses prolétariennes n’hésiteront pas à mettre la main sur les moyens de production socialisés, et à se les approprier. Les exploiteurs seront chassés. Les expropriateurs seront expropriés.
On voit que, suivant ce schéma, l’économie capitaliste trouve au plus profond d’elle-même la loi qui la transfigure peu à peu et la conduit à son terme.
Par ailleurs, les théories sociales et historiques de Marx (sa conception matérialiste de l’histoire) accordaient à l’Économie un rôle déterminant dans le développement de la vie sociale tout entière. Les lois « économiques » devenaient donc du même coup des lois « sociales » et des lois « historiques ».
L’économie est l’infra-structure de toutes les autres manifestations sociales: le droit, l’état, la moralité, la religion, etc.. Il va de soi qu’avec l’infra-structure, la supra-structure, doit également se transformer. Aussi les causes économiques sont-elles à l’origine et à la base de toute l’évolution sociale.
Nous en aurons un exemple au terme de l’ère capitaliste. Le développement de la concentration aura insensiblement socialisé les moyens de production. La Société s’en emparera. Et de ce fait, la différence entre travailleurs et capitalistes sera effacée. Nous assisterons à la naissance d’une société « sans classes ». De plus, l’État qui n’est pas autre chose qu’un instrument de domination des classes dirigeantes sur les classes subordonnées, deviendra inutile. On aboutira donc à la mort de l’État.
Ainsi, par le jeu de la lutte des classes, les réalités économiques déterminent le renouvellement de l’ordre social tout entier, elles constituent la trame de l’histoire générale. Elles sont le destin même de l’homme. Loin de les dominer, les hommes ne sont que leurs jouets.
5° Anathème sur l’Économie !
Nous nous en tiendrons là. Sans doute aurions-nous encore beaucoup à dire sur les théories que nous venons d’exposer et sur maintes tendances particulières qui ont pu se faire jour au sein des écoles individualistes. Mais pour le sujet qui nous occupe, notre conclusion est déjà assez claire.
De tous les côtés, on nous a montré un ordre économique dominé par les mêmes lois mécaniques et mathématiques que la nature inorganique, entraîné dans le même tourbillon, soumis au même déterminisme aveugle. Si, dans un certain sens, on admet encore que l’économie puisse être une œuvre humaine, elle n’est pas une œuvre de liberté, mais une œuvre de « nécessité ». Elle est l’esclave de la nature. Le poids mort de la matière, des nombres et des masses la précipite sur une voie inéluctable, sous le déterminisme le plus absolu.
Les bâtisseurs de doctrines ont-ils bien compris la portée que prenait ainsi leur œuvre ? A vrai dire il en est peu qui s’en soient clairement expliqués. Mais ce qui est certain c’est qu’à vouloir soumettre l’économie aux méthodes des sciences naturelles, on était parvenu à la présenter comme une tyrannie, une charge, une geôle pour les personnes humaines. La science économique n’est qu’une « physique » d’un nouveau genre et contre la « physique » personne ne peut se révolter.
Qu’on l’avouât ou non, l’ordre économique devenait donc quelque chose d’effroyable, contre lequel l’homme était impuissant. Une malédiction pesait sur lui. Comme la nature insensible, il était le champ d’action de nécessités impitoyables.
Or, par une étrange aberration, l’esprit humain, suivant les voies ouvertes par l’« Aufklarung » se tournait dans le même temps avec exaltation vers la nature matérielle et se confiait à elle avec un aveugle optimisme.
Ainsi, l’on ne se bornait pas à subir cette contrainte, cette geôle, cette malédiction de l’économie. On la saluait comme une délivrance. De même que les Darwinistes célébraient avec exaltation le progrès qu’ils avaient fait faire à l’homme en le ramenant à l’animal, de même nos économistes naturalistes bénissaient les chaînes dont ils se chargeaient.
D’après Marx, la nécessité mécanique nous guide aux plus hauts sommets, en nous dirigeant vers le communisme. L’ « harmonie des intérêts » chère à Smith cédait la place à la « sélection des meilleurs » de Darwin et de Haeckel, celle-ci devait préparer l’évolution suprême de l’humanité.
Mais à quoi tout cela nous mène-t-il ? Tout ce fallacieux optimisme, toutes ces systématisations superficielles, toute cette idolâtrie du mécanique et du matériel, tout cet abaissement devant les réalités les plus inorganiques, les plus incomplètes, les plus mortes, les plus changeantes que nous révèlent la science naturelle et la science sociale ne peuvent dissimuler le caractère profondément négateur, l’allure quasi satanique de cette doctrine. Pour elle l’ordre économique est inaccessible à toute intelligence, délaissé de Dieu. Et malgré tout il reste la destinée suprême de l’homme.
Même si nous ne tenons pas compte de ces idéologies évolutionnistes et matérialistes, nous constatons, en tout cas, que les doctrines individualistes se réduisent toutes à la même idée. Elles aspirent toutes à rejoindre la science mathématique. Mais les mathématiques n’ont rien à nous apprendre de la vie. Le sens mathématique n’a rien à voir avec le monde de la vie et de l’esprit. Or il faut tout de même bien convenir que l’économie appartient à la vie. C’est donc à des conceptions toutes différentes qu’il faut recourir si l’on veut essayer de la comprendre.
DEUXIÈME PARTIE
LA THÉORIE UNIVERSALISTE OU LE RÔLE DE L’ESPRIT DANS L’ÉCONOMIE
1° Positions
La conception universaliste refuse d’admettre que les phénomènes économiques soient déterminés par des lois mathématiques ou mécaniques. Elle évite ainsi de tomber dans l’erreur des théoriciens individualistes.
Ceux-ci croient pouvoir saisir les réalités économiques en s’en tenant à leurs apparences extérieures, c’est comme si leur science s’arrêtait à l’image « rétinienne » des choses. Des individus se présentent sur les divers marchés, des individus travaillent dans les entreprises, etc., etc.. La pauvre conception ! Par une pareille démarche, ne s’interdit-on pas à jamais de pénétrer le sens intime des phénomènes économiques, le sens intime que les manifestations extérieures et les phénomènes superficiels se bornent à exprimer ? Comment le devinera-t-on si l’on s’en tient aux mesures et aux lois mécaniques ? Cette science mécanique a-t-elle quelque chose à nous apprendre sur ces brusques métamorphoses, sur ces bouleversements, dont l’histoire économique est pleine ? Peut-elle nous expliquer cette liberté, cet arbitraire que l’expérience quotidienne nous révèle ? Non l’observateur attentif ne tarde pas à pressentir qu’au cœur de l’économie il doit exister un ordre des buts et des fins. Il devine au fond des choses la présence d’un « esprit », d’un « esprit » vivant, irréductible au mécanique, au mathématique et à tout le superficiel.
Mais comment découvrir cette essence ?
Les précurseurs
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a cherché à le faire. Déjà, au temps des romantiques, lorsque l’on portait les premiers coups à l’idéologie de l’« Aufklarung » et au matérialisme, Adam Muller, Franz Baader, Gorres, List, avaient tenté de battre en brèche les points de départ individualistes de Smith, et toute la méthodologie qui s’en suivait. A la « physique sociale » ils avaient essayé d’opposer une compréhension plus philosophique, en montrant que la Société était indivisible, et qu’il était impossible d’étudier le monde économique en l’isolant de l’État et de la civilisation tout entière.
Adam Muller avait même essayé de définir l’ « esprit » de la « production ».
C’est aussi dans ce sens (bien que d’une manière moins nette) que s’était exercée la critique de la vieille école historique. Sans doute, celle-ci ne s’était pas demandé si la loi qui présidait à l’équilibre économique était d’ordre mécanique ou spirituel. Elle refusait en effet de reconnaître aucune théorie pour valable. Mais elle s’était pourtant déjà opposée aux conceptions classiques en donnant au développement historique le pas sur toute autre réalité.
La nouvelle école historique avait prolongé son effort. Mais, en son sein, l’indifférence philosophique et l’ « historisme » des premiers maîtres n’avaient pas tardé à se perdre dans le positivisme.
La nouvelle école retrouvait donc l’éternel écueil. Elle aussi allait être tentée de donner de tous les phénomènes économiques et sociaux une explication purement positiviste. Elle favorisait ainsi indirectement, et peut-être involontairement, le matérialisme historique de Marx. Au fond, les deux écoles historiques continuaient à se tenir à la position méthodologique de Ricardo.
Et de fait, si l’on veut éviter cet écueil, si l’on veut marquer la différence entre l’économie sociale et les sciences naturelles, il faut nécessairement abandonner le « postulat » individualiste et tout le système qui en découle.
Admettez le postulat ! acceptez de dire : Au début il y a des individus et des intérêts individuels, et rien de plus, vous devrez logiquement conclure que l’économie ne peut être faite que de l’addition ou de la rencontre de ces intérêts et par conséquent, que le marché, l’échange et les prix en sont les manifestations fondamentales. Vous êtes nécessairement amenés à lui appliquer la science des mesures et des nombres.
Du même coup, tout devient mécanique. Les phénomènes économiques se produisent avec le même automatisme que celui qui règle la course des boules sur un billard ou détermine, suivant le parallélogramme des forces, les effets de leur rencontre. Vous ne pouvez plus échapper à la causalité mécanique et mathématique.
La théorie universaliste. — L’ordre des « Moyens »
Aussi la théorie universaliste adopte-t-elle un point de départ tout différent.
Pour elle, l’économie n’est qu’un aspect de la société humaine, la partie d’un tout. Elle constitue dans la vie sociale « l’ordre des moyens » par opposition à « l’ordre des fins ». Elle est, si l’on veut, l’ « ensemble des moyens » ordonnés aux fins sociales.
Du moment que l’on abandonne le point de vue individualiste et « naturaliste », l’économie doit nécessairement être conçue en posant, comme réalité première, le « tout » dans lequel elle s’insère.
Or ce « tout » s’impose dans un double sens. Il est d’abord requis par le concept même de la finalité. Une « fin » isolée n’est pas concevable, (et c’est bien le plus grave reproche que l’on puisse faire aux théoriciens de l’utilité limite de n’avoir pas vu cette impossibilité). Une « fin » ne prend un sens que dans un « tout ». De même, la notion de « moyens » postule celle de l’ensemble dans lequel ces moyens s’ordonnent.
Les fins dont nous parlons, sont les diverses manifestations de la vie sociale : vie religieuse, vie scientifique, vie artistique, vie morale, vie juridique, vie étatique, vie ethnique. La fin de la société n’est pas seulement d’assurer son existence matérielle. L’esprit lui aussi a ses droits. Il exige lui aussi pour être satisfait des moyens appropriés. Il faut une église pour la vie religieuse, il faut des théâtres pour la vie artistique. Les pierres de taille utilisées pour l’église ou pour le théâtre sont autant de moyens pour des fins religieuses ou artistiques, au même titre que la nourriture et le vêtement sont des moyens pour la vie corporelle.
D’ailleurs les fins les plus matérielles sont elles-mêmes commandées par l’esprit d’une civilisation, d’une société et d’une époque, de même que la vie matérielle d’un homme est commandée par son idéal de vie, (Il suffit de comparer la manière de vivre de l’ascète religieux, ou de l’épicurien et du matérialiste).
Le développement de ces prémisses va nous entraîner bien loin des conceptions individualistes.
L’économie conçue comme un « ensemble de moyens ordonnés vers des fins », va être nécessairement soumise à des déterminations et à des catégories spécifiques. Ces catégories ne peuvent être du même ordre que celles qui s’appliquent aux causes matérielles et mécaniques, elles seront l’expression d’un monde « animé », d’un monde « organique », « orienté » vers des fins précises.
Nous allons le voir, en pressant un peu notre définition de l’Économie: « Un enchaînement de moyens », un « ensemble organique de moyens ordonnés à des fins ».
La notion du service
Posez un moyen et une fin. Le premier apportera à la seconde son « service ».
Or un « service » n’est concevable qu’à l’intérieur d’un tout organique. Il y remplit une mission, une « fonction », en prenant ce mot dans un sens téléologique et non mathématique. Les fonctions de l’économie ne sont pas comparables à celles que peut remplir, au sens mathématique du mot, le rayon qui délimite la circonférence du cercle, elles trouveraient plutôt un analogue du côté des fonctions que remplit le cœur en assurant la circulation du sang.
Les « services » de l’ordre économique sont « orientés » vers des fins. Et nous les découvrons partout. Dans l’économie « servir » est la loi commune. « Service » de la glèbe et du chantier, « service » des machines ou des matières premières, « service » des capitaux et des entreprises, « service » des travailleurs, « service » des chefs !
Or aucun de ces « services » n’a un sens s’il est isolé : il ne se précise qu’en s’ordonnant. En se posant dans le concret, il postule un échange, une réponse. La planche ne prend un sens qu’en devenant « plancher ». Et elle appelle immédiatement les autres parties du bâtiment. Chaque « service » s’insère ainsi dans une harmonie de « services », qui concourent ensemble à réaliser l’harmonie totale des fins.
Mais cet ensemble doit nécessairement trouver en soi-même le principe de son organisation. Nous sommes ainsi amenés à préciser un nouveau concept.
L’articulation des services
Tout ensemble s’ordonne en s’articulant organiquement. Cette articulation n’a rien de mécanique, on ne peut la concevoir que sur le plan rationnel. Elle fait apparaître au sein du tout, soit des ensembles partiels (crédit, commerce, production), soit des plans superposés (économie mondiale, économie nationale, etc.).
Quelles sont les règles qui vont présider à leurs rapports réciproques ? Quelles sont les règles qui vont déterminer le jeu respectif des divers « services » ?
Une catégorie fondamentale les commande toutes, celle de la « hiérarchie ».
Il existe une hiérarchie, un primat de certaines parties sur certaines autres, de certains plans ou de certains services sur certains autres. (Ce primat peut être une priorité ou une supériorité). Il s’établit entre eux des rapports analogues à ceux du chef sur l’équipe, du dirigeant sur le dirigé. (L’inventeur, par exemple, doit avoir le pas sur celui qui ne fait qu’utiliser et adapter son invention).
L’économie est donc essentiellement, dans son principe même, une « articulation de services ». La science économique est la science de ces services, ou, si l’on veut, la science de la production. Mais elle n’est pas une science des prix.
Le « prix » et son rôle dérivé
Le prix n’est qu’un phénomène dérivé. Le prix n’est pas autre chose que l’expression de cette « articulation de services ». Une expression, un signe, un indice: voilà le vrai sens de « prix », ce n’est pas le phénomène premier qui commande toute l’Économie. La théorie des prix ne doit donc pas être placée au centre de la science économique, elle en délimiterait plutôt la circonférence. Le « service » a le pas sur le prix. Le service est antérieur au prix. La théorie du service doit donc passer avant la théorie du prix. Le prix n’est que l’expression de l’ordre qui s’établit entre les divers services, et comme une « expression » peut être exacte ou inexacte, il y a un prix exact et un prix inexact.
Mais l’ordre même que les prix ont pour fonction d’exprimer, cet enchaînement de services, peut lui-même être établi de manière exacte ou inexacte, et l’on en vient ainsi nécessairement à concevoir qu’il y a un juste prix lorsque l’articulation établie entre les services est juste, et que les prix l’expriment exactement.
Abandonnons donc tout espoir de comprendre le « prix » dans un sens mécanique, ou mathématique. A partir du moment où nous concevons qu’il y a un prix « exact » et un prix « inexact » il est nécessaire que nous traitions le prix comme une catégorie de l’ordre rationnel.
Le prix appartient aux catégories rationnelles, parce que « l’articulation des services » dont il est l’expression ou le signe, est de l’ordre intelligible et rationnel.
La valeur économique d’un bien ne dépend pas en effet de sa « matérialité ». C’est à partir du moment où les biens de « matière » s’ordonnent vers un but, c’est à partir du moment où cette finalité les élève à la dignité d’objets de raison, qu’ils prennent leur valeur proprement « économique ». C’est donc en participant indirectement de l’esprit qu’ils entrent dans le cycle économique.
Une « rotative » ne s’apprécie pas au poids d’acier et de ferraille. Elle est une fin intermédiaire pour la fin supérieure que représente la lecture des livres, la lecture des récits qu’elle sert à imprimer. Elle est un de ces « moyens ordonnés à des fins », qui constituent l’économie. Moyens qui peuvent être exacts ou inexacts, comme les prix qui expriment leur coordination dans l’ensemble économique.
Faire la théorie des prix, c’est rechercher comment ils expriment cette coordination.
Ce n’est pas ici le lieu de la développer plus complètement. Il apparaît en tout cas clairement que le théoricien ne peut se satisfaire d’une conception fondée sur la valeur objective des biens, qu’il s’agisse d’une valeur intrinsèque ou de la valeur du travail inclus dans chacun d’eux. Il ne peut non plus se satisfaire d’une conception fondée sur la valeur subjective, que les individus donnent aux biens, en fonction de la plus petite utilité qu’ils représentent. Non, ce que le prix doit exprimer c’est le « service » rendu par le bien à l’économie générale, et c’est à ces services qu’il doit remonter. Le prix n’exprime pas une modalité de l’être intrinsèque des biens (par exemple la quantité de travail qu’ils sont censés contenir), il n’exprime pas les réflexions psychologiques qui peuvent s’exercer sur eux (par exemple l’utilité qu’ils représentent pour tel ou tel ou la satiété de tel ou tel à leur endroit). Il exprime le « service » auquel ils sont voués. Or cette notion même évoque un enchaînement, une conjonction, une « synergie ».
Il n’y a qu’un « tout », pleinement constitué, qui puisse être considéré comme un service en soi, par exemple une entreprise, une économie nationale, l’économie mondiale ; les autres prestations individuelles, qu’il s’agisse des hommes, des biens ou des capitaux ne peuvent être conçus comme des services qu’en fonction du tout dans lequel ils s’ordonnent.
On ne peut exprimer quantitativement l’économie
Et cela nous amène au seuil d’une nouvelle notion. Car en prenant conscience de la valeur relative des divers services par rapport au tout, nous sommes amenés à les considérer sur un pied d’égalité à l’intérieur du même tout. Première atteinte portée aux notions quantitatives généralement appliquées aux faits économiques.
Nous sommes d’autre part amenés à constater qu’en fait un grand nombre de services n’épuisent pas leur vertu en s’employant. Ils prolongent leur action dans d’autres services subordonnés.
Une comparaison en rendra aisément compte. Tandis que le morceau de pain ne peut remplir son office qu’en se consommant, la pensée de l’inventeur ne meurt pas dans l’application qui en est faite ; elle reste vivante et agissante dans l’outil créé, et c’est elle qui guide la main du travailleur. Cette survie d’énergie nous montre qu’en tout ou en partie, certains « services » sont « inconsomptibles » et que nous devons renoncer à leur appliquer des notions de nombre ou de quantité.
Nous réussissons ainsi à forcer la dure carapace de l’économie, pour prendre conscience de l’esprit qui se cache au plus profond de son essence.
Car de tout ceci nous tirerons une conclusion fort importante pour la théorie des prix et pour la méthode scientifique elle-même.
Il est vain de chercher l’unité de mesure applicable aux phénomènes économiques.
Le prix qui exprime un état économique donné, décide déjà de l’orientation que prendra l’évolution ultérieure de cet état. Un prix est donc une décision de politique pratique. Définir théoriquement un prix est strictement impossible. Mais pratiquement il est indispensable de fixer quantitativement la valeur d’échange que peut avoir un bien par rapport à la monnaie ou à un autre bien. Le prix est donc une décision pratique compte tenu du développement ultérieur que l’on entend imprimer à l’économie.
Si l’on analyse bien ce phénomène, on constatera que le quantitatif et le mécanique, loin d’exprimer le côté le plus sérieux de la réalité économique, ne jouent qu’un rôle secondaire et comme dérivé. Au fond ils ne sont qu’une apparence.
On a donc brisé la tyrannie que le « quantitatif » exerçait sur l’économie. On l’a ramené à sa valeur d’intermédiaire. Car en réalité le prix est commandé par un jugement. Un jugement sur son exactitude ou sa fausseté, sur sa justice ou son iniquité.
La loi de l’ordre économique
On voit les conséquences de toutes ces doctrines : théorie des « services », théorie de leur articulation, théorie de la hiérarchie qui s’établit entre eux, toutes concourent à nous montrer que l’économie, dans la conception universaliste, n’est pas quelque chose d’indéterminé et d’arbitraire, mais qu’elle possède en elle-même sa propre détermination.
Ce déterminisme intrinsèque n’emprunte rien à la causalité mécanique, il est de l’ordre rationnel, nous pourrions même dire spirituel, dans le sens le plus vaste du mot.
Oui, nous le répétons, dans la conception universaliste l’économie a sa détermination, ses lois, sa nécessité. Mais cette nécessité est séparée par un abîme de celle que la physique naturaliste peut définir. Elle n’est pas mécanique. Elle est une catégorie de l’esprit, un enchaînement conceptuel. Pour la comprendre, il faut évoquer le lien qui unit les divers termes d’un syllogisme. (Majeure, mineure, conclusion). Ce sont des déterminations de cette nature, n’empruntant rien à l’ordre mécanique, qui existent dans l’économie.
On peut ensuite poser à l’école universaliste la même question qu’aux écoles individualistes : l’Économie est-elle maudite ou bénie ? On voit d’avance que sa réponse sera totalement différente.
2° La « Ministérialité » de l’économie
L’idée fondamentale qui découle de cette conception, c’est que la nature des moyens qui se trouvent dans une économie historiquement donnée, est déterminée par le contenu et la valeur des fins auxquelles ils s’ordonnent.
L’économie conçue comme « l’ordre des moyens » est le reflet de « l’ordre des fins ». Elle reflète donc la culture générale du pays, et du temps, au sein desquels elle est appelée à jouer. Sans doute, nous l’avons vu, la notion de « service », « d’enchaînement » et de « hiérarchie » donne à l’économie une manière de loi interne. Elle n’en reste pas moins, dans sa structure même, quelque chose d’historiquement concret. Car on ne peut concevoir les moyens, sans envisager dans son ensemble le monde culturel qui constitue l’ordre des fins. Or, celui-ci prend dans chaque climat historique donné une physionomie propre qui ne se reproduit jamais. Il ne peut donc y avoir qu’une économie historique concrète. Il ne peut pas exister d’économie théorique, qui serait soumise aux lois générales de la causalité mécanique et mathématique. L’économie est avant tout soumise aux lois du temps et de l’histoire.
Les moyens se justifient comme préparation des fins. Et c’est ce rôle « ministériel » qui les fait participer à l’ordre des constellations intelligibles. Le but final, lui, est déjà du domaine de l’esprit, la fin intermédiaire y entre en se subordonnant à lui. L’esprit et la culture qui constituent l’ordre des fins, se reflètent dans l’ordre des moyens et c’est ainsi que l’économie prend part à l’esprit, et dans la mesure même de sa participation, devient « esprit ».
Oui elle devient « esprit » dans le sens propre du mot, puisqu’elle n’existe qu’en fonction d’une fin, ce qui suppose déjà un acte de raison. Peu importe d’ailleurs la place de cette fin dans l’échelle des valeurs. Les fins les plus matérielles, comme la simple sustentation du corps humain, sont à concevoir sous le signe de l’esprit. Nous l’avons déjà montré plus haut dans l’exemple de l’ascète.
Ce n’est que dans la mesure ou les « services ordonnés à des fins » sont liés à l’infra-structure matérielle et technique de la vie (par exemple à la matière première, au climat, ou mieux encore à l’ensemble des forces physiques et chimiques), ce n’est que dans cette mesure, que l’économie ne ressortit pas à l’esprit. Mais il ne s’agit plus là que de « matériaux », de données inertes, de terrain préparatoire. Dès que nous envisageons « l’enchaînement » des services, nous entrons dans l’ordre de la finalité et par conséquent dans un monde de pensée.
En définitive, dans cette conception, l’économie loin d’être considérée comme chez Marx comme le donné primitif et fondamental de la Société, est tout au contraire subordonnée à l’ensemble de la vie sociale. L’économie n’est pas le guide, le déterminant, le « fatum » de la vie et de la culture comme l’enseigne le matérialisme historique. Elle est bien au contraire, par définition et par essence, sa servante. Car elle n’est qu’un moyen et le « moyen » par définition est un serviteur et un subordonné.
D’ailleurs ce concept de subordination ne doit pas prendre une valeur transcendante. Il faut le définir froidement si l’on veut qu’il apporte une solution vraiment créatrice au problème. Ainsi, nous éviterons de tomber dans un « spiritualisme » utopique et irréel, qui attribuerait aux seules fins spirituelles de la société et de la civilisation une omnipotence absolue. Cela ne peut pas être, car les fins ne sont pas ainsi suspendues dans le vide. Elles sont liées à des moyens, elles ne peuvent exister, elles ne peuvent être atteintes sans les moyens, et ceux-ci supposent nécessairement le terrain sur lequel ils s’appuient.
Que notre vue d’ensemble ne néglige donc aucun élément : au sommet de la hiérarchie, les fins qui ne doivent pas faire oublier les moyens, mais ont seulement le pas sur eux. Au dessous, les moyens, c’est-à-dire l’économie, avec sa loi propre qui est aussi de l’intelligible et qui échappe déjà au mécanique. A la base, les données naturelles du monde extérieur auquel les « moyens » sont intimement liés.
C’est en pénétrant le sens profond de cette loi, que nous prendrons mieux conscience tout à la fois du fardeau que constitue l’économie et de sa dignité.
3° La « consécration » de l’économie
Cette « consécration » suprême, les moyens la doivent à leur ministérialité. L’économie, nous l’avons clairement montré, s’ordonne en hiérarchie. Elle participe donc, au moins passivement, de la nature spirituelle de la société et de la culture et elle l’aide à se réaliser, comme l’inférieur prête la main au supérieur. Elle devient donc une partie de la vie et c’est de la vie qu’elle reçoit sa dignité et sa consécration. C’est là que la conception synergique de l’économie trouve sa dernière justification car elle libère l’homme de la malédiction des lois mécaniques et de la causalité mécanique, contre lesquelles on ne peut se révolter, nous dit-on, sans faire un geste aussi vain que celui d’aboyer à la lune. Et pourtant elle ne nous introduit pas dans le monde irréel des utopies.
Sans doute elle enseigne que pour comprendre les exigences réelles de l’économie, et pour trouver sa justification profonde, il faut la saisir dans son aspect « d’esprit ». Mais ce n’est pas dire qu’il faille la considérer avec des yeux d’illuminés. La conception de la ministérialité de l’économie ne nous conduit pas au mépris du réel. Bien au contraire. L’économie supporte elle aussi le poids de la vie. C’est même sur elle que la vie pèse le plus. Bien souvent l’économie prendra conscience de sa « consécration » et de la « spiritualité » des fins qu’elle a mission de servir, en en sentant peser sur elle l’effroyable fardeau. Mais c’est surtout au moment où règne en maitresse une conception matérialiste de la vie et des fins comme dans le régime individualiste actuellement en vigueur, que la charge est la plus pesante.
Rien n’est plus clair, pour celui qui perçoit la véritable nature de l’économie : synergique, vivante, inspirée. Lorsque l’on dégrade les fins, les moyens tombent sous le coup de la même condamnation.
Si l’économie est si lourde, si l’homme se fatigue tant à la porter, si malgré son sens idéal elle devient une charge insupportable et anéantissante, cela ne vient pas, selon l’école universaliste, de sa nature mécanique. Les responsables sont à chercher auprès de ceux qui ont brisé l’organisation humaine et qui ont enlevé à sa vie sa perfection. Que l’on n’accuse pas surtout les prétendues lois de la nature auxquelles on ne pourrait se soustraire. Si l’enchaînement des « services » peut être conçu avec exactitude ils peuvent aussi, à l’inverse, se dissocier et se désarticuler dans l’anarchie.
Les individualistes férus de leurs lois mécaniques et mathématiques ne pouvaient admettre la possibilité d’une pareille rupture d’harmonie. Mais une semblable conception est dépassée. C’est l’homme qui a posé les bases de l’harmonie, il peut aussi les troubler ou les changer.
La politique économique et la politique sociale sont donc désormais possibles.
Certes, le problème a beau prendre un autre aspect que dans la conception mécanique, il a beau être de l’ordre intelligible et moral, on ne s’en heurte pas moins à de dures nécessités.
Aussi la conception universaliste de l’économie tout en n’étant ni « spiritualiste » (au sens propre du mot), ni contre nature, n’en demeure pas moins empreinte d’un sérieux quasi tragique. C’est même ce tragique qui doit avoir le primat dans tout le domaine de l’esprit. Nous disons le « Primat » et non « l’exclusive ». Comme nous le rappelions plus haut, il n’est question de nier ni la valeur de l’ordre subordonné, ni le poids de matière inerte qui s’y attache. Car cette matière qui est au service de l’économie et de l’esprit, peut aussi lui résister !
TROISIÈME PARTIE
LA VOCATION SUPÉRIEURE DE L’ÉCONOMIE
Ces premières analyses nous ont montré la structure et l’enchaînement interne de l’économie. Nous avons vu quel « synergisme » puissant elle a mission de réaliser. Mais il nous faut maintenant dépasser et dominer ces notions pour essayer de dégager la « métaphysique de l’Ordre économique ».
Nous avions déjà conscience de la noblesse que cet ordre tirait de sa « ministérialité ».
Nous l’avions arraché au déterminisme mécanique pour le faire participer de la nécessité supérieure d’un monde orienté par l’esprit.
Nous allons voir maintenant qu’il est appelé à une vocation beaucoup plus haute encore « sur le plan métaphysique de l’être » .
Voilà bien de quoi heurter les préjugés courants.
Et pourtant nous trouvons bien au cœur de l’ordre économique ce principe qui l’élève au-dessus de lui-même. Il le dépouille pour ainsi dire de sa nature spécifique. Il transforme en bénédiction l’anathème qui planait sur lui et jette sur son tragique quotidien, comme l’ombre du pardon.
Cet « état de grâce » de l’Économie nous le voyons se révéler dans trois manifestations principales. D’abord l’économie est la grande accoucheuse des caractères, c’est dans le dur creuset de ses contraintes que les hommes trempent leurs forces. Elle est d’autre part le meilleur garde fou contre l’utopie, elle impose aux hommes le respect du réel, et les force à s’y tenir. Enfin et c’est sa grandeur suprême, elle nous ouvre la voie vers une liaison plus intime avec la nature.
1. — De par sa nature spirituelle, l’homme est lié aux autres hommes par la loi vitale du tout social. Car l’esprit demande un autre esprit pour se manifester, un homme n’est vraiment homme qu’en se communiquant. Sous peine de s’étriquer et de mourir tout esprit doit chercher ses semblables, et tout homme doit développer en lui-même, et pour lui-même, la conscience de sa participation à la communauté.
Ajoutons que l’homme ne se trouve vraiment à sa place qu’ici bas, dans le monde des esprits terrestres et qu’il doit donc être uni à la nature terrestre, au monde extérieur, au monde sensible, au cosmos. On ne peut « sauter à pied joint » au-dessus de la nature. La loi même de notre vie l’interdit.
De cette double union de l’homme avec l’homme, et de l’homme avec la nature, l’Économie est le principal artisan. C’est le rôle qui lui est dévolu à côté de l’art et de la science : le premier transcrivant dans le sensible le monde de l’Idée, la seconde exprimant en concepts les données idéales des sens. C’est l’économie qui guide l’esprit vers l’esprit, et l’incite en outre à chercher de lui-même le contact avec la Nature. La vie des corps n’est pas en effet le seul but de l’ordre économique. Les fins les plus spirituelles exigent des « moyens ». Même si nous pouvions nous libérer de la servitude alimentaire pour ne vivre qu’en esprit, il y aurait encore une économie. Les églises requerraient des pierres de taille, les théâtres exigeraient des décors, des machineries, des lustres d’éclairage, la musique demanderait des instruments, les écoles, les instituts de recherches, l’enseignement auraient besoin de papier et d’encre à imprimerie, les laboratoires et les observatoires devraient être pourvus d’appareils appropriés, etc., etc.. La peine et les soucis ne manqueraient pas, loin de là ! Si nous voulions « ordonner aux fins » qui subsisteraient les « moyens nécessaires » , il nous resterait encore un bel édifice à construire. Même si l’homme pouvait se donner tout entier à ces fins spirituelles, l’économie serait encore là pour lui montrer le chemin de la nature et l’enchaîner à elle.
Voilà donc l’homme placé par l’Économie en face de la nature extérieure et mis en demeure de dominer sa « matérialité ».
Chaque jour il devra s’atteler à une tâche nouvelle, chaque jour il devra se créer de nouvelles énergies, corporelles, spirituelles, morales.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on bénit dans le travail le grand « sourcier » des forces physiques et morales.
Oui, il faut bénir la loi qui veut que, chaque fois que sa tâche devient trop facile, l’homme soit en péril de s’encroûter, et de s’user dans l’indolence. N’est-il pas surprenant que toute surabondance, toute exubérance, toute floraison, ne tarde pas à se faner et à perdre son goût et sa saveur. Le paradis nous est interdit ici bas. Il serait pour nous une mise en sommeil des esprits. S’il veut garder ses forces, l’homme doit se mettre à la chaîne, peiner, forcer, lutter. Sa vigueur nait de l’affliction et de la souffrance, et elle y trouve sa seule noblesse. Tout ce qui tend à la perfection doit se purifier dans la douleur.
Oui tel est bien le rôle éminent qui est réservé à l’économie au cœur même de la vie spirituelle de l’homme, et si on veut bien y réfléchir, comment pourrait-on s’en passer ? Pauvres hommes si faibles, que deviendraient-ils sans le secours des forces, que la dure nécessité du travail économique leur arrache chaque jour ? Leur pauvre volonté ne serait qu’une apparence tant elle serait impuissante. Peut-on imaginer le degré de négligence, d’insouciance, de lâcheté auquel ils ne tarderaient pas à descendre. Comment pourraient-ils prendre au sérieux le jeu de la vie ? Leur prospérité leur masquerait ce mur inébranlable et inflexible que le monde nous oppose dans sa matérialité éternelle. Où pourrait-ils donc trouver cette base solide que constituent pour l’existence ces énergies natives du corps et de l’esprit, qui ne peuvent s’exercer que dans un contact permanent avec la dure et froide réalité ?
Voilà la raison profonde de notre activité. Elle commande notre vie. Elle seule peut amener notre moi à son plein développement.
Comme le géant Antée en touchant la terre, l’homme retrouve de nouvelles forces en prenant contact avec l’Économie. Du moins pourrait-il le faire, si l’on s’en tenait à l’essence des choses. Malheureusement à notre époque d’économie perfectionnée et raffinée, lorsque l’homme veut imiter Antée, c’est la terre qui colle à ses pieds et l’enchaîne à sa glèbe.
2. — Deuxième rôle de l’Économie : elle contraint l’homme à se faire une idée plus exacte, plus fidèle, plus scrupuleuse, de la nature extérieure, qu’il s’agisse de la vie inerte de la nature inorganique ou de la nature vivante. Elle l’invite à agir « pratiquement » sur elle. L’économie enchaîne l’homme au monde de la matière, sous le signe du « réel » et du « possible ». Qu’on ne voie là aucun matérialisme ! Ce n’est pas une âme que l’homme va demander à la matière, il lui demandera seulement la « discipline du réel ».
Si l’individualisme déchaîné des temps modernes a conduit l’homme au seuil de la barbarie, il en tire au moins un avantage : celui d’avoir pris une conscience plus claire de la dure réalité. C’est bien là qu’il faut chercher l’origine du positivisme des hommes de notre temps, positivisme coupable d’ailleurs et sans valeur, dans la mesure où il s’inspire en même temps d’une conception matérialiste de la vie et prend une orientation toute mécanique.
La constatation de ce phénomène, nous conduirait d’ailleurs à montrer que toutes les branches de l’Économie, n’ont pas, dans ce sens, la même valeur éducative. Les « moyens » dont elles usent sont spécifiquement différents. Les « moyens » dont usent l’Agriculture, les industries extractives ou les industries de transformation, n’ont pas la même nature spécifique que les « moyens » dont usent la Bourse, le Commerce, la Banque dont le domaine est plus abstrait.
A la lumière de cette différenciation spécifique des moyens, nous pourrions aussi étudier le problème de la technique. Car s’il y a une technique qui nous rapproche de la nature, il y en a aussi une autre qui nous en éloigne.
On peut même dire que les diverses formes de technique expriment exactement les modalités diverses suivant lesquelles l’homme peut utiliser les forces actives de la Nature. Les outils, les instruments et par dessus tout la « machine », tout ce qui constitue l’aspect technique d’une économie fixent le « moment » où les causes naturelles incluses dans la matière sont transformées en « moyens ».
Regardons l’homme en face de la machine. Elle est devant lui, rigoureuse, incorruptible, automatique, imposant à son travail la rigueur froide de ses ordres inflexibles. Est-il meilleure éducatrice de « réel » ? Dans ce sens il n’y a que des louanges à adresser à la Machine. Elle développe le droit sens du travail, elle apprend à l’homme à se dominer, à faire le départ entre sa propre fantaisie et les impitoyables exigences des choses, elle affine même son jugement naturel, elle lui donne une notion plus précise de la matière et de l’espace. Mais dans la mesure où la machine éloigne l’homme de son œuvre, découpe, mécanise et uniformise sa tâche, elle diminue ou supprime les contacts féconds de l’homme avec la nature et avec la plénitude du réel. Et dans cette mesure la machine est et demeure une ennemie de l’homme. Elle peut transformer en enfer la loi bénie du travail. Ce n’est pas la machine en soi qu’il faut condamner, mais celle qui arrache au Travail son âme en l’éloignant de la Nature, car celle-ci contredit la plus haute mission de l’Économie.
Et c’est ici que nous pouvons constater la valeur qu’il convient d’attribuer au « petit outillage » qui, sans séparer l’homme de son œuvre et sans éloigner l’économie de la nature, permet la mise en œuvre des « moyens » nécessaires à l’Industrie.
D’ailleurs ce n’est pas la technique qu’il faut rendre responsable de la mécanisation d’une économie contre nature comme la nôtre. La technique n’est qu’une servante obéissante. La décadence constatée dans l’ordre des moyens, n’est que la réplique de celle constatée dans l’ordre des fins.
Ce qui caractérise surtout notre époque, c’est le déclin profond des valeurs spirituelles. Ce déclin nous le constatons partout : le matérialisme a détruit le sens religieux et métaphysique, le rationalisme a désorbité la science, l’art dégénère, le sens social s’étiole, la communauté se plie au bon plaisir des individus, la démocratie « affole » les masses, on nie la puissance du mal, signe dernier de la dislocation de la personnalité morale. On pourrait multiplier les exemples. Comment l’ordre des moyens pourrait-il rester sain, comment pourrait-il garder son âme ? La chose est impossible. Le moyen se déforme à l’image de l’organisation supérieure, dont la fausseté s’affirme, il est à son tour arraché à l’influence de l’Esprit et atomisé. L’individualisme a pénétré la société tout entière. Qui pourrait arrêter son envahissement ?
3. — Mais ici s’ouvre une nouvelle perspective.
L’homme doit d’abord demander à un travail prolongé les ressources d’énergie qui lui sont nécessaires. Ce n’est qu’après cet effort et lorsqu’il a ainsi acquis une connaissance éclairée du contenu de la nature, qu’il peut aspirer à un stade plus élevé de développement spirituel. L’esprit doit se retremper dans le monde sensible avant de le surpasser.
A côté des plus hautes manifestations de notre développement spirituel (Religion, science, art, moralité) nous voyons l’économie prendre place au cœur de notre vie et, avec une rigueur obstinée, y exercer continuellement son œuvre. Elle nous a déjà armé de forces, elle nous a déjà aidé à mieux connaître le sens réel de la nature extérieure, maintenant elle nous prépare à une tâche plus magnifique encore, elle nous introduit au cœur de la nature, et nous invite à une communion plus intime avec elle. L’école universaliste se plait à dire qu’elle nous invite à un « état de détachement ».
La nature, nous disent les mystiques, est marquée de l’empreinte divine, et nous conduit à Dieu. Mais il y a plus, son aspect extérieur lui-même, nous invite à pénétrer le sens intime qu’il dissimule. Celui qui a sur les lèvres le goût du miel vierge, en devine déjà le secret caché. Mais la route qui reste à parcourir est encore longue.
Le mystique Angélus Silésius nous en fait deviner la direction
Le pain n’est pas ton aliment.
En lui, ce qui te communie,
Éternel et divin froment,
C’est l’Esprit, et c’est la Vie.
C’est à cette prise de conscience que nous invite l’Économie, en nous forçant d’embrasser dans toute leur amplitude les manifestations extérieures de la Nature. Car l’aspect le plus corporel, le plus matériel de nous même renferme lui aussi une signification intime, qui oriente notre recherche et nous donne un aperçu du terme auquel elle doit aboutir.
Et cette démarche nous conduit en définitive à un véritable renversement des positions. En effet, lorsque l’homme a pris une conscience assez nette des caractères extérieurs de la nature, pour saisir du même coup leur signification intime, on peut dire qu’il a poussé assez loin son développement spirituel, pour se libérer de la nature extérieure et s’élever au-dessus de « l’ordre des moyens », au-dessus de l’Économie. Nous disions plus haut que le Paradis n’était pas fait pour l’homme sur la terre. Il faut pourtant reconnaître qu’au terme de cette évolution, l’homme s’en approche. Mais en franchissant cette dernière étape, il se voue au désintéressement et à l’ascétisme. On a souvent méconnu le sens de l’ascétisme. On l’a cru inspiré par le mépris du monde, mais ce n’est pas là son véritable sens. Il apparaît bien plutôt comme un « surpassement » de la nature extérieure. L’ascète la domine en pénétrant son sens intime, et en cherchant son fondement métaphysique. A l’inverse, l’homme qui jouit d’une vie facile et large est le prisonnier du monde sensible. Il n’a pas encore reçu l’enseignement suprême de l’économie, celle-ci a pu développer ses forces et lui donner le sens du réel, elle ne lui a pas encore montré la voie royale vers laquelle elle guide ses véritables disciples.
C’est précisément à cet état de sujétion à l’égard de la nature extérieure que s’oppose l’état de détachement dont parle l’école universaliste et qui, de près ou de loin, est synonyme de désintéressement et d’ascétisme. Nous disons que les deux états s’opposent, mais nous ajoutons que l’antithèse ne doit pas être prise dans un sens absolu. Car le saint non plus que le sage ne peut spiritualiser son corps. Il ne peut échapper à la nécessité alimentaire, et aux autres obligations qui le mettent nécessairement en contact avec la nature extérieure. Le plus puissant esprit, le saint lui même, ne peut se libérer de tous les besoins de sa vie de corps et de matière. Sur terre, l’homme doit se contenter de la « part » qui lui est réservée : comprendre et goûter la signification intime de la nature. Lorsqu’il s’élève à cette contemplation l’homme met ses pas, dans les pas de Dieu lui-même.
Voilà le sens profond qui se cache au sein de l’Économie et c’est en cela qu’elle peut favoriser une liaison, voire une communion plus intime avec la Nature.
Et pourtant ne pourrait-on pas croire que l’Économie est plutôt une entrave à une pareille ascension ? Cela est vrai aussi mais dans un sens très élevé.
Tout se passe comme si l’économie n’avait d’autre but que de semer des obstacles devant les pas de l’homme, pour l’empêcher de rejoindre trop vite ce monde supérieur qu’il sent brûler et vivre derrière l’écran des choses d’ici bas. Il faut que les « moyens de matière » indispensables à son double développement spirituel et corporel l’attachent d’abord fermement à la terre pour qu’il y éprouve ses forces. Une vieille sagesse nous enseigne que la grâce présuppose toujours la nature. L’homme ne peut agir sans la nature. Il doit se mêler à elle pour la dominer.
Cela ne va pas sans danger. La nature a ses côtés démoniaques. La terre a sa nuit et son ombre. Mais ce n’est pas ici le lieu d’évoquer les trous d’horreur et d’épouvante où peut sombrer l’homme enchaîné au monde des convoitises. Qu’il nous suffise de dire que l’économie peut aussi nous mettre en contact avec ce nouvel aspect de la Nature. On ne peut même pas dire qu’il soit tout à fait étranger aux vrais techniciens de nos jours. C’est cette prescience qui s’exprime dans les vieilles poésies chères aux travailleurs de la mine, qui chantent leurs « Wichtelmannchen» et nous font deviner la lutte des puissances de lumière et d’ombre. Le technicien qui est un véritable homme d’action s’efforce toujours de s’élever au-dessus de la « nature morte » des physiciens.
Mais on comprend aussi pourquoi l’homme appelé à la vie suprême de l’Esprit doit considérer l’Économie comme une simple barrière, un simple obstacle, et que l’homme moins cultivé doit y chercher les devoirs rigoureux et le travail sévère poursuivi jusqu’au dernier jour, qui lui est indispensable pour soutenir sa vie chancelante.
Mais hélas de nos jours l’activité économique a-t-elle encore une âme ? Elle n’est trop souvent que la monotone et mesquine répétition de quelques gestes accomplis dans l’isolement, au mépris de toute conscience sociale et corporative. Dès lors comment pourrait-elle prendre pour l’individu sa véritable signification ? Comment pourrait-il y trouver repos et bénédiction ?
Oui quel que soit le degré d’élévation spirituelle auquel l’homme ait pu parvenir, c’est par le monde extérieur qu’il doit passer pour saisir le secret de la vie intérieure. La transfiguration ne vient elle-même qu’après la mort. Pour ressusciter il faut d’abord mourir. Cette loi de l’être est si générale que l’économie, qui est pourtant la zone la plus humble de la vie sociale, en participe indirectement. Elle aussi cherche sa noblesse dans la mort et dans la douleur, dans la soumission à la contrainte du monde extérieur et de la matière dans le « servir » .
Certes l’homme peut manquer le but. Au lieu de trouver le chemin qui le conduit au cœur de la nature, il peut se perdre dans la matière. Mais cela ne change rien à l’essence des choses. Cela tient seulement à la faiblesse des hommes ou à l’insuffisance des Institutions. Mais lorsque le Travail remplit vraiment son devoir, lorsque l’Économie reçoit la juste part qui doit lui revenir dans l’existence, nous pouvons pressentir la signification qu’elle doit prendre dans l’ordre de la Providence, la plus haute qui lui soit donnée.
Dès que l’on pénètre le secret dissimulé derrière la banalité de la vie quotidienne l’anathème se change en bénédiction.
Othmar Spann