Pourquoi les conservateurs finissent anarchistes et les réactionnaires, païens, ou, De la nécessité de la forme catholique, globale et réaliste

« (…) je fais une chose, oubliant ce qui est en arrière, et me portant vers ce qui est en avant, je cours vers le but, vers le prix auquel Dieu nous a appelés d’en haut dans le Christ Jésus. »

Épître de Saint Paul aux Philippiens, III, 13.

On ne saurait mésestimer l’importance des conceptions temporelles sur les doctrines. Elles jouent un rôle déterminant dans le type d’action à réaliser et l’objectif à atteindre.

Ainsi, pour un marxiste, le temps est un progrès incessant de la matière et de l’univers, un élan dynamique sans arrêt ni fin, un processus qui interdit à toute vérité de se croire absolue, à toute étape sociale d’apparaître définitive. Rien qu’à partir de ces quelques traits, se dessinent et la praxis du marxisme, et sa finalité matérialiste.

Dans une vision strictement conservatrice du temps, la règle est valorisée et le changement représente toujours un danger. La coutume, la loi, la Lettre ordonne. Que personne n’ose la contester, sans quoi ce serait la fin de l’ordre social ! Si cet ordre a évidemment valeur d’axiome dans le cadre de la religion révélée, puisque Dieu est un être intemporel, peut-on dire qu’il en est de même dans un cadre social, culturel, national, économique, soumis aux fluctuations des hommes ?

Comme l’enseigne la science politique, le souverain est celui qui décide dans les cas d’exception à la règle. La prise de décision est de fait, un risque, puisque l’homme n’est pas en mesure de connaître toutes les conséquences futures de ses actions, c’est une connaissance réservée à Dieu. Le conservateur – stricto sensu – se méfie de la souveraineté, du pouvoir politique, de l’agir humain, qu’il veut limiter. Il lui préférera les lois et les coutumes établies. Et que dit l’école libérale ? Elle affirme que les phénomènes économiques sont déterminés par des lois mathématiques ou mécaniques et que le politique n’a pas à agir sur elles. Il n’y a pas de justice sociale, ni de souveraineté humaine sur la Cité, c’est l’économie qui est reine. Ces deux visions du monde, a priori opposées, se rencontrent pourtant en ce qu’elles dénient au pouvoir politique la faculté d’agir actuellement et de façon positive sur la société.

Cette solidarité surprenante entre le conservatisme et le libéralisme pourrait ainsi nous conduire jusqu’à l’anarchisme. On peut dire, d’une façon provocante, que le seul véritable conservatisme est l’anarchisme et que le seul véritable anarchisme est le conservatisme. Et certains l’affirment haut et fort. L’histoire du conservatisme américain permet amplement de le vérifier. Il est passé de Russell Kirk, « catholique traditionaliste », ennemi déclaré des libertariens mais plus réservé à l’endroit de l’école libérale « classique », qui considérait l’unitarien John Adams comme étant le premier conservateur américain, et donc un modèle car il mettait la loi au-dessus des hommes, à William F. Buckley, Jr., « catholique traditionaliste », membre des Skull and Bones, ami des fameux néoconservateurs et se déclarant aussi bien libertarien que conservateur et à Erik von Kuehnelt-Leddihn, « archi-libéral ultraconservateur« , monarchiste et « catholique traditionaliste » mais en même temps défenseur de toute l’école libérale, pour enfin finir par Hans-Hermann Hoppe, anarcho-capitaliste et antidémocrate, et aussi défenseur de la possibilité pour une femme d’avorter.

Le conservatisme est le marchepied de l’anarchisme, l’hégémonie des formes mortes. Il permet de désarmer les individus attachés aux conventions, à la lettre, mais en interdisant tout changement social, il empêche ces formes mortes ou déclinantes de se réformer adéquatement. Ce pourrissement institutionnel ne mène, ultimement, qu’à des concessions à l’esprit du temps, qui n’en aura jamais assez. N’ayant pas, en réalité, de principes suffisamment fermes, fondés en Dieu, sur lesquels juger la société temporelle présente, les conservateurs n’ont pas la force nécessaire pour s’opposer aux subversifs.

La bonne réponse face au processus révolutionnaire ne doit pas être l’attachement romantique à des résidus évidés, qui ne sont même plus des formes à proprement parler, mais leur dépassement. Ceux qui ont apporté un concours positif de leurs forces dans la Chrétienté (les Pères de l’Église, les moines, les ordres militaires, les réformateurs moraux et spirituels de toutes les époques, etc.) ne se pensaient pas comme des « conservateurs », attachés à la lettre morte, tournés vers le passé, mais avaient une dimension « révolutionnaire », favorable à un changement radical contre la décadence, par la mise en valeur de l’action toujours continue et présente de la Grâce, de l’Esprit-Saint dans la société humaine, mais aussi en apportant des solutions concrètes aux problèmes du temps. Le Mont-de-Piété, le Séminaire, l’Index, l’Action catholique, l’autorisation du prêt à intérêt et bien d’autres choses furent des adaptations de l’action sociale de l’Église à la situation de l’époque.

Le progressisme postmoderne se trompe en voulant s’émanciper de la réalité, dans une fuite éperdue pour ne pas affronter la question de Dieu ainsi que celle de notre responsabilité morale devant Lui. Mais le principe de l’adaptation aux situations nouvelles est bon. Du reste, c’est ce que toute société doit faire pour ne point mourir. C’est ce que l’Église a toujours fait, en réalité.

Cette nécessaire adaptation a ses limites, cela dit. Dès que l’on aborde la question de la Religion dans son aspect dogmatique ou encore celle de la morale, on change nécessairement de registre, puisque ce n’est plus ici la société humaine, fluctuante comme l’homme qui y vit, qui évolue, mais ce serait Dieu Lui-même qui évoluerait, ce qui est une impossibilité métaphysique. Dieu est au-delà du temps, car Il est Illimité et Immuable, or notre Religion a son socle en Dieu, donc elle a son socle en-dehors du temps. Notre Religion est ultralitaire – ultra : au-delà du mesurable, du quantifiable, et le temps, comme la géographie, est une mesure. On ne peut pas adapter notre dogme ou notre morale aux conditions de notre époque ou à la réalité d’une culture particulière, c’est là la grande erreur du modernisme, mais on peut bien sûr adapter le moyen de témoigner de notre Foi, ce qui est ici une action sociale, n’influant en rien sur notre Foi comme telle, en fonction de notre auditoire ou des moyens techniques mis à notre disposition. Lorsque le pamphlétaire catholique Artus Désiré avait mis en place tout un système d’imprimerie pour lutter contre la propagande protestante, il utilisa efficacement les nouveaux moyens de l’époque à la défense de la Vraie Foi. Voilà un exemple bien édifiant de l’adaptation par des hommes, mus par l’Esprit-Saint bien entendu, de moyens mis au service de l’Église. Les vies de Saints sont remplies d’exemples où ces hommes de Dieu se sont adaptés au milieu de leur époque. Quelques cas particulièrement illustratifs, mais trop peu connus : Saint Clément-Marie Hofbauer, Saint Pierre Canisius, Saint Thomas More, Saint Jean Leonardi, Saint Nicolas de Flue, Sainte Jeanne de Lestonnac, etc.

Une autre tentation peut surgir, celle de prendre l’exemple donné par les Anciens comme un Absolu, et non plus simplement comme une référence, un point de repère dans le monde actuel. Voilà ce que j’appellerais ici la pensée réactionnaire, qui est un terme évidemment polysémique. Les idéologues progressistes au pouvoir qualifient ainsi toute dissonance vis-à-vis de leur faux culte. Cela va des fascistes aux maurrassiens, en passant par les populistes, les démocrates-chrétiens ou encore certains libertariens. Selon moi, est réactionnaire quiconque prend un exemple historique en modèle intangible, le transformant donc en idole, car aucun exemple historique seulement humain n’est parfait ou immuable. Seul le Christ peut être un modèle intangible, car, étant Dieu, Il est l’unique à posséder toutes les perfections. Un progressiste comme Mélenchon est ainsi éminemment réactionnaire, car il s’inscrit en droite ligne de la mythification révolutionnaire des Robespierre, Danton, etc.

Une admiration éperdue (du verbe éperdre, placer en dehors du droit chemin, égarer) envers un être humain, envers une culture, ou envers une période historique, est donc perverse. C’est un vice, allant contre la vertu de pondération et, par sa tendance idolâtrique, il s’oppose au premier Commandement. Il va également contre le réel, en niant non seulement les limites, voire les vices de l’idole, mais en privant aussi la personne atteinte de tout sens du gnomé (la perspicacité dans l’extraordinaire).

Je vais prendre ici deux situations historiques pour illustrer ce propos : le suffrage universel, et le suffrage féminin.

Il faut savoir que le suffrage universel fut défendu par beaucoup de royalistes. Ils y voyaient un succédané des États Généraux. Et, plus prosaïquement, un moyen d’avoir un poids électoral plus important.

Ils n’avaient pas prévu que la démocratie de masse allait avoir des conséquences désastreuses pour l’homme tout entier, qu’elle n’a contribué qu’à pourrir davantage la cité publique, qu’elle fut surtout promue, et fort logiquement selon leur grille de lecture, par les protestants, qu’elle a abouti à tout un faux culte, et qu’elle est directement à la source du gauchisme actuel.

De même, le suffrage féminin fut fortement soutenu par la droite maurrassienne, qui s’en faisait gloire contre les socialistes et les libéraux, plus frileux car craignant une perte électorale à court-terme. Cela n’a pas manqué de transformer ce mouvement déjà fortement mêlé de naturalisme, et pas pour le mieux. D’une part, cela allait introduire la logique partisane au cœur des familles, ensuite la structure même des partis s’adaptera pour s’accaparer cette nouvelle manne électorale. Les Croix de feu, à l’avant-garde de ce combat, allaient mettre ainsi les femmes à la tête de l’association, rebaptisée Parti Social Français. Le chemin vers cette imposture qu’est le mouvement « pro-vie » contemporain était déjà tracé…

Privés des yeux de la foi et des lumières de la raison, les esprits réactionnaires ne font qu’appliquer leur modèle mental à une situation sociale changeante, qu’ils ne maîtrisent pas en raison même des limites de leur modèle. Nous autres, catholiques, nés à nouveau en Jésus-Christ, nous avons un modèle et un chemin qui est perfection, qui nous permet aussi de comprendre adéquatement les voies de la Providence, et de nous adapter aux difficultés nouvelles.

« Il ne faut pas que ce qu’on voit vienne dissiper ce qu’on croit, ni que la réalité présente, dans sa pauvreté, rétrécisse l’ampleur de notre espérance, ni que le témoignage des réalisations actuelles évacue celles de l’avenir. Non, la gloire présente et temporaire de la cité terrestre ne ruine pas le bonheur du ciel, elle l’édifie au contraire, si du moins nous ne doutons absolument pas de tenir, en cette cité, la figure de « celle qui, dans le ciel est notre mère » (Gal. IV, 26).»

Saint Bernard de Clairvaux

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Catholicisme romain et forme politique II ; De la guerre contre l’infidèle à la lutte contre la christianophobie

Il est impossible, surtout dans un article de blog, de tracer, sauf à très gros grains, l’historique des rapports entre la Cité politique et la Religion révélée ou plutôt de cette dualité existant entre le chrétien faisant partie de l’Ecclesia du Seigneur et le chrétien membre de la Cité des hommes. De nombreux écrivains, et parmi eux de nombreux saints, ont tenté d’apporter un éclairage sur ce sujet. C’est une problématique qui remonte au moins à Tertullien et à la dispute d’Origène avec Celse. Je ne prétends donc pas faire œuvre originale ici, mais simplement opérer un rappel forcément succinct et parcellaire.

« Nulle chose ne nous est plus étrangère que la chose publique. Nous n’en admettons qu’une pour tous, le monde », écrivit Tertullien dans son Apologétique.

La première attitude observable au sein des milieux chrétiens consiste en effet dans une « dénationalisation » relative. Non que les chrétiens haïssaient le monde ou l’ordre politique, le Christ puis saint Paul encourageaient à l’amour, à l’obéissance et au respect de la nature et de l’autorité, mais obnubilés par la beauté et la grandeur de la Révélation, ils n’avaient que peu de considérations pour la chose publique en elle-même.

Cela tient à la nature de l’Église. Le christianisme n’est pas une « religion politique » au sens défini par un Eric Voegelin par exemple. Ce n’est pas un culte personnel ou clanique, comme le paganisme antique, ni un culte de la Cité, tourné vers les hommes, mais une Ecclesia, une communauté tournée vers Dieu. Cette divergence d’avec les paganismes fut considérée, à juste titre, comme une révolution. Ce qui explique sa persécution plus accrue par rapport aux autres cultes de la société romaine, y compris ceux en froid avec l’empereur. Même le judaïsme, qui se contaminait de plus en plus par le mode d’esprit des Gentils païens et de fait se tournait davantage vers le culte de la Cité juive plutôt que vers le culte de Jéhovah, était jugé préférable à l’Église du Christ.

Ce n’était pas le monothéisme qui fut jugé odieux par les païens, mais la transcendance du Divin, et Sa priorité par rapport aux intérêts des hommes. Un monothéisme comme celui d’Akhénaton inaugurait l’ère de la religion politique, mais il ne suscita pas un bouleversement comparable à l’avènement de l’Évangile. D’ailleurs, l’atonisme ne prit jamais corps parmi la population égyptienne qui retourna bien vite à ses superstitions, car en faisant du roi l’émanation de Dieu, il se condamnait à n’être qu’une religion intramondaine et donc à ne pas avoir suffisamment de force pour empêcher les gens d’essayer d’attirer la faveur divine « irradiante » à leurs vues égoïstes. Si Dieu procède par émanation, alors il s’écoule, il n’est pas l’Unique, mais le Diffus. Le Pharaon étant visiblement un Autre que Dieu, puisqu’il restait un être limité, le dogme atonien ne pouvait se maintenir que par une fiction, qui ne fonctionna guère à l’époque.

L’Église se conçoit comme une communauté de croyants en un fondement surnaturel et divin. Une telle radicalité l’empêchait d’imiter l’esprit des sectes païennes, fondamentalement individualiste et « intéressé », mais aussi de ne serait-ce que s’accommoder aux pratiques païennes ou à une pluralité de divinités. Une telle libéralité exclut de facto de la communion. Non pas tant par un effet du « juridisme » inhérent à la structure hiérarchique de l’Église, comme le pensent les modernistes, que parce qu’en pratiquant de tels actes, on rejetait implicitement la base transcendante de la communauté ecclésiale.

L’intolérance de l’Église n’a pas d’autres explications. Une « Église » qui accepterait la validité d’autres cultes ne serait plus l’Église catholique, mais un autre culte de la Cité, une autre religion politique, d’où serait évanouie jusqu’à l’idée même de la transcendance divine.

Face à une société gangrénée de pratiques païennes abominables, les premiers chrétiens offrent l’exemple d’une absolue rupture intellectuelle. Mais non physique. Leur conception de la Création, dont Dieu vit qu’elle était bonne, leur nature missionnaire, l’importance donnée à la charité comme vertu architectonique empêchaient une rupture totale avec leurs contemporains. Mais cela donna aussi naissance à un des principaux schismes entre les membres de l’ecclesia : l’hérésie gnostique. Ses sectateurs estimeront obligatoire la séparation absolue : Dieu est pour les croyants, les autres sont mauvais, et s’ils existent, c’est par erreur, ou par malice, ou par défaut de « Dieu ». Le gnosticisme apparaît ainsi comme un hybride : il conserve l’idée de communauté des croyants de l’Église, mais il rabaisse la divinité à n’être que la servante de son groupe d’élus. Les vues intéressées, l’esprit païen, l’immanentisme chercheront à s’adapter à la structure de l’Église pour subsister.

Là où l’atonisme avait échoué, le gnosticisme se maintiendra. Plusieurs caractéristiques le rendaient supérieur : l’usage du nom du Christ et de Son Église, déformés certes, mais dont les fragments allaient donner un corps bien plus solide que le bricolage atonien, ainsi que la rupture obligée avec la société, qui permettait de préparer les individus sous couvert de mystères sans qu’ils ne puissent facilement se confronter à une réalité discordante, là où la religion publique atonienne manifestait hautement son caractère, et donc ses faiblesses. Plus redoutable, la gnose s’affirmait comme un moyen d’échapper au désordre du monde, de le transcender et, in fine, de tenir ce désordre pour rien, ce qui offrait un motif d’adhésion crédible. Le démon avait appris de ses erreurs.

Il y eut une tentative antérieure à la gnose visant à la réalisation d’un hybride entre la Révélation, mosaïque en l’occurrence, et l’individualisme païen : ce fut le néoplatonisme, qui débuta par le judéo-païen Philon d’Alexandrie, mais qui en raison du postulat socratique donnant la priorité à la contemplation sur l’action, se confina à la sphère intellectuelle, et délaissa le champ de la pensée politique. Il faudra attendre la Révélation complète, où Dieu offre la clé de l’eschatologie, et lui donne alors toute son importance, pour voir surgir une pensée « pagano-chrétienne » orientée vers l’action.

Il suffisait tout simplement de rendre immanent l’eschaton.

Dans une vision chrétienne du temps, l’eschaton ne dépend pas de nous, c’est Dieu qui Lui-même apparaîtra dans Sa Gloire, et vaincra l’armée de l’Antéchrist. La seule action humaine possible en ce domaine réside dans le Katechon, c’est-à-dire l’acte visant à retarder l’arrivée de l’Antéchrist (2 Thessaloniciens II, 6-7). La théologie politique médiévale se servira du concept du Katechon pour justifier l’Empire. La force politique doit servir à retenir l’arrivée de l’Antéchrist. Mais une fois l’Antéchrist apparu, le déroulement est écrit d’avance et l’on sait déjà dans les grands traits le déroulement du combat contre le démon, et la victoire inéluctable de Dieu.

Les gnostiques vont bouleverser cette conception en la rendant immanente : ce n’est plus « Dieu », cet être imparfait, indéfini, obscur ou se réalisant qui sera maître des opérations, mais les élus, les hommes. Voilà le puissant motif d’agir qui manquait aux sectateurs précédents. Le Paradis sur Terre, de main d’hommes. La Gnose, fille de Babel. La Révolution tire son origine de ce rêve.

Une fois ces considérations acquises, vous pouvez apprécier la logique et la grandeur de la vue chrétienne sur le politique.

Aimant Dieu par-dessus tout, elle ne peut apprécier l’action de ceux qui tentent d’usurper Sa place. En conséquence, se développe naturellement une législation se voulant intolérante et exclusive. Mais elle aime la création et vise aussi au pardon du pécheur et à son intégration dans la communauté des croyants, d’où son caractère « accidentellement » tolérant et volontiers miséricordieux.

Inséparable de sa forme de communion, elle unifie toujours plus intensément ses membres entre eux, sans porter atteinte à leur nature, d’où l’importance de la Charité, cet Amour ordonné vers Dieu mais ayant aussi pour objet le monde et qui est donc rectifié par le réel. Ergo, l’importance du politique comme force d’unité dans une juste diversité, ainsi que de l’action envers le Prochain, par amour pour lui et pour Dieu.

L’utilisation de la force dans l’ordre est donc pleinement encouragée par l’Église, qui n’a pas hésité à justifier jusqu’à des massacres de villes entières lorsque cela fut jugé nécessaire (comme celle de Sodome ou, plus récemment, celle de Magdebourg lors de la guerre de Trente ans).

Quelle différence avec la société gnostique actuelle !

Aimant ses intérêts par-dessus tout, elle ne peut apprécier ce qui tend à la remettre à sa place subordonnée. En conséquence, se développe naturellement une législation se voulant tolérante, égalitaire et inclusive. Mais elle n’aime pas la création et vise à la délivrance du malheur des hommes et à leur intégration dans la communautés des élus, d’où son caractère de tolérance « forcée » et volontiers totalitaire.

Inséparable de sa forme d’union, elle tente d’unifier toujours plus intensément ses membres entre eux, d’où l’importance de l’Interdépendance, cet Amour ordonné vers Soi mais ayant aussi pour moyen le monde, et qui n’est donc pas rectifié par le réel, mais qui entend, au contraire, rectifier celui-ci. Ergo, l’importance du politique comme force d’uniformisation ainsi que de l’action envers l’Autre, par amour de Soi.

L’utilisation de la force est donc plébiscité lorsqu’elle tend à la satisfaction de Soi, mais est jugée négativement si elle tend à régler la conduite d’autrui selon des normes qui ne dépendent pas de lui-même. La société actuelle justifie, par exemple, l’avortement comme un droit inaliénable, mais pense qu’une gifle portée à son enfant relève du crime.

Des hommes qui se pensent d’Église, mais qui adoptent en théorie ou en pratique la doctrine des sociétés gnostiques ne peuvent plus justifier la lutte pour Elle en nom Dieu, mais ils doivent se plier et considérer leur culte simplement comme un droit individuel, voire comme une extension de leur être propre. Voilà la raison qui explique l’apparition du néologisme de christianophobie, créé par des gens qui, le sachant ou non, se considèrent déjà comme membres de nos sociétés gnostiques « inclusives » actuelles.

Mais heureusement, il y a une réalité. Et cette réalité ne dépend pas des hommes. Mais de Dieu. L’échec est indissociable de leurs essais visant à échapper à cette réalité.

« La mort de l’esprit est le prix du progrès. C’est Nietzsche qui a révélé ce mystère de l’apocalypse occidentale en annonçant que Dieu était mort et qu’Il avait été tué.

Ce meurtre gnostique est en permanence perpétré par les hommes qui sacrifient Dieu à la civilisation. Plus toutes les énergies humaines s’adonnent avec ferveur à la grande entreprise de salut en agissant de façon immanente dans le monde, plus les êtres humains qui s’engagent dans cette entreprise s’éloignent de la vie de l’esprit. Et puisque la vie de l’esprit est la source de l’ordre dans l’homme et la société, le succès même d’une civilisation gnostique est la cause de son déclin.

Une civilisation peut certes progresser et décliner simultanément, mais pas éternellement. Ce processus ambigu atteint nécessairement sa limite lorsqu’une secte activiste représentant la vérité gnostique organise la civilisation en un empire sous sa domination. Le totalitarisme, défini comme le gouvernement existentiel des activistes gnostiques, est la forme ultime d’une civilisation progressiste. »

La Nouvelle science du politique de Eric Voegelin, pp. 189-190

Catholicisme romain et forme politique

Voilà bien un sujet qui est rarement traité en tant que tel dans le « milieu tradi » alors qu’il est extrêmement important : Quelle forme politique est adaptée au catholicisme romain ? Cette question est, le plus souvent, considérée comme résolue avant même d’être posée : le catholicisme serait, par essence, adapté à la forme royale, ou à la forme démocratique, ou à la forme nationaliste, ou à la forme libérale du pouvoir, selon les options politiques et philosophiques d’un chacun. Si l’on regarde l’Histoire, on constate qu’il n’y a guère de mouvements politiques de grande ampleur qui n’ait trouvé ses catholiques. Considérant qu’une certaine forme politique donnée était la meilleure, ils ont sincèrement cru, pour la plupart, être en même temps défenseurs de l’Église lorsqu’ils défendaient ce système politique.

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Ce schéma est une représentation grossière des différents manifestations politiques des catholiques, ou prétendus tels, selon deux axes : horizontalement, de gauche à droite : selon que l’on favorise les aspirations égalitaires ou inégalitaires (diversité) et verticalement, de haut en bas, selon que l’on favorise les aspirations autoritaires ou libertariennes.

 

Je situe rapidement les personnages qui pourraient sembler méconnus à certains : la colonne la plus haute, deuxième en partant de la gauche, il s’agit de Bolesław Piasecki, ex-phalangiste polonais et fondateur de l’association PAX, faisant de la propagande pour le bloc de l’Est lors de la guerre froide ; même colonne, le plus à droite, il s’agit de l’anarcho-fondamentaliste « préfasciste » Ludwig Derleth ; à sa gauche, il s’agit d’un rassemblement politique sous Dollfuß ; et à sa gauche encore, il s’agit de la rencontre entre l’empereur absolutiste Joseph II, père malheureux du schisme joséphiste, avec le pape Pie VI ; colonne inférieure, deuxième en partant de la gauche, il s’agit du général de Gaulle ; même colonne, le plus à droite, il s’agit du général Pinochet ; deuxième colonne en partant du bas, le plus à droite, il s’agit de l’anarcho-royaliste Erik von Kuehnelt-Leddihn, à sa gauche, il s’agit du libéral Charles de Montalembert et au dessus de von Kuehnelt-Leddihn vous trouverez Konrad Adenauer. Dernière colonne en bas, le plus à gauche, il s’agit du « père » James Martin, à l’avant-garde du projet « inclusif » des conciliaires et le plus à droite de cette même colonne est l’anarcho-capitaliste Lew Rockwell.

 

Vous pouvez maintenant constater toute l’amplitude de vue que l’on peut trouver au sein des milieux dits catholiques.

 

Comment faire le tri, me dira-t-on ? Quelles sont les options politiques acceptables de celles qui ne le sont guère ?

 

On peut ici s’appuyer sur l’enseignement tiré de la nature et celui tiré de l’Église. Un système politique qui nierait le droit de propriété, comme le collectivisme absolu, est contraire à la nature humaine. A l’inverse, un système qui absolutiserait le droit de propriété, comme le « propriétarisme » d’un Curt Doolittle, par exemple, s’oppose alors à la loi évangélique de la charité, et serait donc incompatible avec une vue chrétienne du politique.

 

On peut aussi parler de la souveraineté de Dieu sur toutes choses : un système politique qui nierait cette doctrine, comme le souverainisme, s’oppose à l’ordre de la création et on ne peut s’en accommoder. De même, un système qui tend à l’idolâtrie de soi-même, d’une partie de soi-même, d’un autre ou du monde, ne peut qu’être rejeté.

 

Aussi, un régime politique qui, par principe ou dans les faits, s’oppose à la constitution de l’Église, dans sa domination sur les âmes ou sa gestion ecclésiale, doit être combattu ou réformé.

 

Une opinion politique ne peut être soutenue partout où elle s’oppose au plan divin.

 

A l’aide de la doctrine catholique et des principes philosophiques réalistes, on peut ainsi exclure un grand nombre d’idées politiques, mais pas toutes. Pas au point où il n’existerait aucune autre alternative politique à celle que l’on propose.

 

Dans les circonstances actuelles, faudrait-il plutôt un roi, un dictateur, un oligarque ou un président ? Faudrait-il en passer par un premier stade « d’anarchie » relative, de façon à redonner, par la force des choses et dans la douleur, le sens du réel au peuple, ou peut-on efficacement réformer la société actuelle par la force politique imposée d’en haut ? La philosophie et la Révélation catholique nous donnent les balises nécessaires pour ne point chuter, mais elles ne constituent pas, en soi, le chemin pour répondre à ces questions.

 

Il y a donc place pour l’art politique. Cet art est fondé sur l’expérience et la décision personnelles. Un autre critère d’exclusion peut ainsi être découvert : un système politique utopique ou mécanique, qui nierait cette nécessité de l’art politique, doit aussi être balayé, car contraire à l’ordre des choses.

 

Le « systématisme » n’est pas bon, car il tend, en excluant l’art politique, à l’idéalisme utopique. L’Histoire le confirme amplement : le royalisme systématisé a conduit à l’impasse absolutiste et au traditionalisme idéologique ; le communautarisme systématisé a conduit à l’impasse nationaliste et à l’idéologie patriotique, etc., etc.

 

Voilà pourquoi je ne propose pas de « solutions-miracles » en politique. Cela risque d’en désespérer plus d’un, mais c’est une question d’honnêteté, d’humilité et de réalisme.

 

Le principal point où je me permets de donner un avis concernant l’art politique, pour l’avoir étudié, c’est sur la démocratie, qui est une fiction absolument néfaste. Un grand nombre d’études empiriques le prouve : vous en trouverez certaines ici, , et là-bas. Vous pourrez également consulter l’ouvrage de Maxence Hecquard concernant les fondements philosophiques de la démocratie moderne.

 

La démocratie, en exacerbant les pulsions partisanes des individus, pousse au systématisme et à l’adoption de comportements politiques non-réfléchis et sectaires. Ne soyons pas démocrates malgré-nous, rejetons non seulement la démocratie mais aussi les comportements inspirés de la démocratie. Les Pères ne se disputaient pas pour savoir quel était l’empereur légitime, même en temps de guerre civile. Ils laissaient la question politique à ses artisans et ne dogmatisaient guère sur cet art en tant que tel. Il serait bon d’imiter leur exemple.

De l’obligation de discriminer

La discrimination est un terme employé de nos jours de façon péjorative. Or, si j’en crois le dictionnaire, ce terme désigne deux choses : 1) Action, fait de différencier en vue d’un traitement séparé des éléments les uns des autres en les identifiant comme distincts, sans idée de traitement inégal et 2) Traitement différencié, inégalitaire, appliqué à des personnes sur la base de critères variables, avec idée de traitement inégal, souvent péjoratif.

La première définition ne présente pas de répugnance idéologique pour beaucoup, sauf pour les existentialistes absolus qui favorisent l’indistinction : si je classe des voitures selon leur type de carburant pour aider au choix de mes clients, par exemple, je différencie des éléments en vue d’un traitement séparé en les identifiant comme distincts. On peut donc dire que la discrimination, en ce sens, est un procédé logique nécessaire à la vie courante.

La seconde conception, elle, s’oppose à la mentalité moderne prise de façon globale.

Il est évident que la discrimination s’oppose à l’égalitarisme, elle en est même l’antonyme. Tenir compte des particularités, en établissant des classements spécifiques et en y apportant des réponses propres et inégales, s’oppose à l’idée d’égalité entre les espèces. La doctrine réaliste prend soin des spécificités naturelles et n’entend pas leur porter atteinte. Elle favorise au contraire ces traits en les conformant aux fins pour lesquelles ils furent créés. Le vice consiste précisément à détourner la réalité en vue d’un bien perçu moindre ou qui répugne à l’ordination des choses. L’égalitarisme relève du vice, car il prétend s’émanciper du réel en le nivelant.

Il pourrait sembler plus étrange de constater une opposition entre la discrimination et le libéralisme. Beaucoup de libéraux affirment ainsi défendre un droit à la discrimination. Mais justement, pour eux il ne peut s’agir que d’un droit, là où pour l’homme vertueux, et plus encore pour le catholique, il peut s’agir d’un devoir. La liberté est intimement liée au devoir, et c’est en se conformant à sa fin que l’individu raisonnable acquiert une véritable liberté. Pour le libéral, la discrimination relève de la préférence subjective, dont il est libre d’user selon sa convenance. Pour l’homme raisonnable, la discrimination peut s’imposer comme une nécessité.

C’est particulièrement vrai dans le domaine de la Religion. Le Décalogue débute par un commandement discriminatoire :  Vous n’aurez point d’autre dieux devant moi (Exode, XX, 3). L’adoration envers Dieu est discriminatoire envers les idoles, qui sont détruites et les idolâtres, qui sont tués, pour avoir voulu attenter à la majesté divine (Exode, XX, 4-6 ; XXXII, 15-28). Le Christ a aussi des formules discriminantes, « personne ne vient au Père sinon par le Fils » (Saint Jean, XIV, 6). Et il n’hésite pas à mettre à mort ceux qui refusent Son règne (Saint Luc, XIX, 27).

L’Église a toujours conservé présente à l’esprit cette nécessité de la discrimination dans Son gouvernement, enseignant régulièrement qu’il fallait empêcher les hérétiques de pénétrer en territoire chrétien (par exemple dans l’encyclique A Quo Primum, § 1) ou encore qu’il fallait lutter contre la diffusion des mauvais livres (encyclique Pius Satis, § 15). Ou même qu’il fallait exterminer les hérétiques dans l’intérêt du maintien des mœurs (Saint Léon le Grand, Lettre XV, Quam laudabiliter, § 1).

Les conciliaires, par soumission à l’esprit du monde, entendent lutter contre les discriminations. C’est très clairement exprimé dans Nostra Aetate, § 5 : « L’Église réprouve donc, en tant que contraire à l’esprit du Christ, toute discrimination ou vexation dont sont victimes des hommes en raison de leur race, de leur couleur, de leur condition ou de leur religion ». C’est une absurdité démontrable avec un exemple recevable par tous : pour être baptisé en tant qu’adulte, il faut faire sa profession de foi catholique et pour cela avoir reçu une solide catéchèse. Celui qui ne rentre pas dans ces conditions ne peut être reçu au sein de l’Église. Il n’a pas accès à la communion, il est donc discriminé par rapport à la communauté des fidèles. La doctrine catholique de la communion des saints est discriminante, car elle exclut ceux qui n’en sont pas. Cette déclaration conciliaire est donc de la pure démagogie pour plaire aux tenants de l’idéologie égalitariste, c’est un rejet implicite de la croyance en un Dieu qui ne tolère pas d’autres dieux devant Lui. L’aboutissement de tout cela, c’est la folie actuelle au Vatican où on ne parle que d’ouverture de ponts et de destruction de murs, car on refuse de discriminer, et on en arrive ainsi à la justification de toutes les atteintes aux lois les plus sacrées, les plus fondamentales et les plus évidentes.

Les idéologues au pouvoir cherchent à faire passer l’idée qu’au moins la discrimination envers les personnes serait quelque chose de cruel, alors qu’il n’en est rien. La discrimination peut être une conséquence du réel une fois celui-ci devenu intelligible. Celui qui combat les discriminations en tant que telles entend combattre la réalité. C’est un insensé. Il ne faut pas confondre discrimination et persécution des personnes. Lorsqu’on discrimine des gens en fonction de la religion, ou en fonction du risque qu’ils peuvent poser à la communauté, on agit dans l’intérêt de la religion ou de la communauté. Pas en haine des personnes. D’ailleurs, en les discriminant selon la religion, on leur montre ainsi que, pour nous, leurs doctrines sont fausses et ils peuvent être plus facilement amenés à remettre leur fausse croyance en question que si on laissait accroire qu’une communion partielle existerait entre eux et nous, ou qu’on adorerait le même Dieu, ou que nos divergences ne seraient que des détails par rapport à ce qui nous unirait (égalitarisme niveleur, là encore).

Le politique, en tant que force d’union, s’appuie sur la discrimination entre l’ami et l’ennemi. Sans discrimination, plus de politique. Et même les conciliaires discriminent, de façon incohérente il est vrai, mais réellement, en empêchant les plus « frileux » d’entre eux de lutter contre leurs coreligionnaires plus fanatisés. Celui qui construit des murs, accusé de pharisaïsme, est discriminé par les sectaires de la société inclusive qui, à leur tour, construisent des murs autour de lui. Tout cela n’est donc que chimères de déments qui ne peuvent que mal finir, comme la tour de Babel.

La discrimination n’est pas un mal en soi, elle peut être bonne lorsqu’elle est guidée par les vertus de prudence et de charité. Dire que toute discrimination est mauvaise procède d’un état d’esprit égalitariste et ennemi de la Vérité. Un chrétien ne peut les condamner par principe, car Saint Augustin parlait bien de deux Cités et non d’une seule. Et ces deux Cités ne sont pas égales.

Thèses de l’archevêque de Cologne contre l’hérésie hermésienne

Voici une liste de thèses à souscrire par les prêtres de l’archidiocèse de Cologne avant de recevoir la juridiction, et par les autres ecclésiastiques du même diocèse.

Cette liste de thèses à soutenir fut promulguée par l’héroïque archevêque de Cologne Mgr Droste zu Vischering. Elle est un formidable résumé de nombre d’articles de Foi particulièrement mis à mal encore de nos jours.

I. Je crois et je confesse qu’on ne peut, sans tomber dans une damnable erreur, tâcher de placer le doute positif (note : plus connu sous le nom de doute méthodique, cartésien) comme base de toute recherche théologique, parce que cette voie est ténébreuse et après avoir quitté le sentier royal et droit, que la tradition tout entière et les SS. Pères nous ont tracés pour expliquer et défendre les vérités de la foi, conduit à toutes sortes d’erreurs.

II. Je crois et je confesse que c’est un effort condamnable que celui de se dépouiller de la grâce de la foi, dans laquelle on a eu le bonheur de naître, par un effet de la très-grande miséricorde de Dieu, pour partir du doute positif et chercher la foi, par les seules lumières de la raison, de telle sorte que si la raison ne trouve pas la foi, ou la nécessité de la foi, elle puisse la rejeter entièrement.

III. Je crois et je confesse que la foi est un don de Dieu et une lumière qui éclaire l’homme et au moyen de laquelle il donne un ferme assentiment, et adhère aux vérités que Dieu nous a révélées et que l’Église propose à croire.

IV. Je rejette entièrement et condamne l’erreur, qui établit la raison comme la règle principale, et le moyen unique par lequel l’homme puisse obtenir la connaissance des vérités surnaturelles.

V. Je crois et je confesse que c’est une opinion erronée que d’attribuer à la raison humaine l’autorité suprême d’enseigner et de juger dans les choses de la foi ; que la foi est plutôt la porte de notre salut, sans laquelle personne en ce monde ne peut ni trouver Dieu, ni l’invoquer, ni le servir, ni lui plaire, et qu’une des propriétés les plus inséparables de la foi, est de réduire en captivité toute intelligence, dans l’obéissance à Jésus-Christ.

VI. Quant à la nature de la foi, et la règle des choses à croire, quant à l’Écriture-sainte, la tradition, la révélation, et l’enseignement de l’Église, quant aux motifs de crédibilité, quant aux arguments par lesquels on a coutume de prouver et de confirmer l’existence de Dieu, quant à l’essence même de Dieu, sa sainteté, sa justice, sa liberté, la fin qu’il se propose dans ses œuvres que les théologiens appellent ad extra, quant à la nécessité de la grâce et sa distribution, comme aussi la distribution des dons spirituels, la rétribution des récompenses et l’infliction des peines, quant à l’état de nos premiers parents, le péché originel, et les forces de l’homme déchu, je promets et je garantis de ne rien croire, ni soutenir, de ne rien vouloir enseigner, si ce n’est la doctrine que soutient et enseigne toute l’Église catholique.

VII. Je crois et je confesse que tous les hommes naissent avec le péché originel qui renferme la culpabilité et l’obligation de la peine, à cause de la seule descendance d’Adam, que ce péché qui fut unique dans l’origine est passé dans tous, par la propagation, et non par l’imitation, et qu’il est propre à chacun, enfin, qu’outre ce péché, avec lui, et de lui, la concupiscence, qui a sa source dans le péché et incline au péché, a été propagée dans tous.

VIII. Cependant, pour ce qui regarde la conception de la bienheureuse et immaculée Vierge Marie, Mère de Dieu, j’obéirai à tout ce qui a été établi dans le décret Sanctissimus de Grégoire XV, promulgué en 1620, et dans la bulle Sollicitudo, d’Alexandre VII, par lesquels il est permis d’enseigner publiquement et en particulier que la bienheureuse Vierge Marie a été conçue sans péché originel, et qui défendent sous peine d’excommunication à encourir ipso facto, et sans déclaration ultérieure, d’enseigner ou de prétendre le contraire, c’est-à-dire, que la bienheureuse Vierge Marie a été conçue avec le péché originel.

En outre je soutiendrai, avec l’Église que la bienheureuse Vierge Marie a évité durant toute sa vie tout péché même véniel ; je m’engage à ne jamais rien enseigner, ni en public ni en particulier touchant la virginité perpétuelle de la Sainte-Vierge, si ce n’est que Notre-Seigneur Jésus-Christ est né de Marie sans aucune diminution de sa virginité maternelle, que Jésus-Christ a été mis au jour, du sein maternel, sans aucun détriment de cette même virginité, ce qui a été fait par la vertu du Saint-Esprit, qui a été tellement présent à la mère lors de la conception et de la naissance de son fils, qu’il lui a donné la fécondité et lui a conservé la virginité perpétuelle (Note : le dogme de l’Immaculée Conception ne fut promulgué définitivement qu’en 1854 avec la bulle Ineffabilis Deus du pape Pie IX ; ce texte date des années 1830, néanmoins on voit que l’archevêque de Cologne imposait déjà cette vérité en interdisant l’enseignement contraire).

IX. Je crois et je confesse que, sans l’inspiration prévenante et le secours du Saint-Esprit, l’homme ne peut ni croire, ni espérer, ni aimer comme il le faut, pour que la grâce de la justification lui soit conférée. Je crois aussi et je confesse que la grâce par Jésus-Christ ne nous est pas donnée uniquement afin que l’homme puisse vivre plus facilement dans la justice et mériter la récompense éternelle, comme s’il pouvait l’un et l’autre par les forces de son libre arbitre, quoiqu’avec peine et difficulté.

X. Je crois et je confesse que chacun reçoit la justice selon sa propre mesure, que l’Esprit-saint distribue à chacun comme il veut, et selon la disposition et coopération de chacun, que la prière de demande (petitoria) ne prépare pas seulement l’âme à recevoir les dons de Dieu, mais constitue un moyen ordonné par Jésus-Christ même de déterminer Dieu à nous donner ce que nous demandons, pourvu toutefois que l’objet de nos prières ne soit pas nuisible à notre salut (Jac. V, 16, 18.; Luc. XI, 5-13.)

XI. Je crois et confesse que nous sommes justifiés par la justice de Dieu qui nous est inhérente, et que Dieu répand dans nos âmes par le mérite de Jésus-Christ.

XII. Je condamne et anathématise l’erreur de ceux qui disent que les hommes sont justifiés par la seule imputation de la justice de Jésus-Christ, ou par la seule rémission des péchés, sans la grâce et la charité qui est répandue dans leurs cœurs par le Saint-Esprit, et qui leur est inhérente, ou bien que la grâce par laquelle nous sommes justifiés n’est que la faveur ou bienveillance de Dieu.

XIII. Je crois et confesse que la prédestination est un mystère admirable et adorable, qu’il faut croire pieusement et dévotement, que la raison ne peut scruter avec trop de curiosité, et qu’on ne doit traiter qu’avec prudence et devant ceux qui ont déjà acquis un âge mur. Je crois et je confesse en outre que les bienheureux doivent leur salut à la miséricorde de Dieu ; cependant les bonnes œuvres qu’ils ont faîtes sur la terre par la grâce de Dieu et le mérite de Jésus-Christ dont ils sont les membres vivants, ne sont pas tellement des dons de Dieu, qu’ils ne soient aussi pour eux de véritables mérites, et que les réprouvés ne peuvent accuser qu’eux-mêmes de leur perte.

XIV. Je crois et confesse que Dieu a fait toutes choses pour lui-même, l’impie aussi pour le jour mauvais (Prov. XVI, 4.) et que la cause finale de notre justification est la gloire de Dieu et de Jésus-Christ et la vie éternelle.

XV. Je crois et confesse, selon l’esprit de l’Église que la satisfaction dans le sacrement de pénitence n’est pas imposée seulement comme la garantie d’une vie nouvelle et un remède contre notre infirmité, mais comme une peine et un châtiment de nos péchés commis.

XVI. Je crois et je confesse que Dieu condamne les méchants aux peines éternelles par un effet de la justice, qu’on appelle vindicative et à cause de la malice intrinsèque du péché.

XVII. J’assure et je promets d’observer avec un grand soin le décret porté par le saint concile de Trente pour arrêter les esprits pétulants, en ces termes : « Que personne, se fiant à sa propre prudence en matière de foi et de morale ou dans ce qui touche à l’enseignement de la doctrine chrétienne ne détourne l’Écriture-sainte à ses propres idées contre le sens qu’a tenu et que tient notre Mère la Sainte-Église, qui a seule le droit de juger du sens véritable et de l’interprétation des saintes Écritures, et n’ose interpréter l’Écriture sainte dans un sens contraire au sentiment unanime des Pères, quand même ces interprétations ne devraient jamais voir le jour. »

XVIII. J’assure et je promets respect et obéissance à mon archevêque dans tout ce qui concerne la doctrine et la discipline, sans aucune restriction mentale, et j’avoue que je ne puis et ne dois appeler du jugement de mon archevêque, selon l’ordre de la hiérarchie catholique, à personne, si ce n’est au Pape qui est le chef de toute l’Église.

Je soutiendrai toujours fermement et professerai de bouche et d’action que le Souverain-Pontife possède le primat d’ordre et de juridiction sur l’Église universelle, qu’il est le successeur de saint Pierre, prince des apôtres, le centre de l’unité, le pasteur des pasteurs, le père et le docteur de tous les fidèles de Jésus-Christ et que Jésus-Christ lui a donné, dans la personne de saint Pierre, le plein pouvoir de paître les agneaux et les brebis, et de régir et gouverner l’Église universelle. Je professe et reconnais en particulier que je suis obligé et que je veux obéir aux décrets du Souverain-Pontife en matière de foi et de morale.

Je promets encore et je m’engage à garder, croire et soutenir avec simplicité tout ce qui est contenu dans les thèses écrites que je viens de lire, de ne jamais agir ou disputer dans un sens contraire, de ne pas forcer et détourner les paroles à un sens qui répugne à la simple signification et l’ordre des mots. Et je promets et jure, devant Dieu, qui scrute les cœurs et les reins (Apocal. II, 23.), que je ne veux enseigner toutes ces doctrines condamnées ni en public, ni en particulier, ni de vive voix, ni par écrit.

Comment peut-on combattre les fausses nouvelles lorsque la vérité est fonction du sujet ?

La polémique actuelle sur la possibilité de la lutte contre les « Fake News » témoigne de l’absurdité du monde contemporain.

Dans cette affaire, tout le monde ou presque ment ou se trompe.

 

1) Les tenants du politiquement correct : C’est une synthèse d’éléments contradictoires qui est à l’origine du « gauchisme » anglo-saxon.  Je renvoie sur ce point à l’étude de James Burnham – Le suicide de l’Occident (disponible en anglais sur le réseau TOR). Il faut nécessairement une approche nominaliste, destructrice du principe de causalité et de l’identité des essences, de type existentialiste, pour conserver cette option politique. Lorsqu’ils parlent de vérité, il faut entendre idéologie. Lorsqu’ils disent combattre l’erreur et le mensonge, il faut comprendre imposer leurs thèses sur le réel. La perversité, consciente ou non, est au cœur de leur système.

 

2) Les soi-disant herméneutes « modérés » : Macron est un élève de Paul Ricoeur, philosophe semi-existentialiste, dans la lignée de Dilthey et d’Husserl. Très critique à l’égard des « déconstructeurs » complets comme Marx, Freud ou Nietzsche, Ricoeur n’en demeurait pas moins gravide d’historicisme. Il veut interpréter pour actualiser, au sens de : interpréter pour modifier. Dans cette optique, la vérité existe, ainsi que les essences, mais elles dépendent d’une certaine façon du sujet pensant qui doit les interpréter, les « intuiter ». On ne débouche pas sur un monde de choses réellement existantes en dehors de la conscience personnelle de l’individu, à la différence du réalisme classique. Malgré leur volonté affichée de rupture, ils ne peuvent s’empêcher de tendre vers l’existentialisme, comme c’était le cas notamment pour Merleau-Ponty. Comment lutter contre l’erreur chez les autres, alors ? Ce serait vouloir imposer son moi et ses propres intuitions à autrui, tout simplement. La philosophie réaliste conclut à l’impossibilité d’une telle chose, inspirée par un orgueil monstrueux. Et ces sophistes en conviennent, au moins pratiquement, car la plupart rejette l’action politique. Macron ne croit pas à ce qu’il dit, ou alors il veut imposer le culte de son moi à son propre pays, ce qui serait encore plus grave. Dans tous les cas, on a affaire à une position intenable.

 

3) Les « réacs » partisans de la liberté d’expression : La liberté d’expression vient de la modernité antichrétienne, comme la liberté de conscience. Pour prendre le cas belge, qui me concerne directement, ce sont les catholiques tenant de la cause espagnole qui reprochaient à Guillaume le Taciturne d’avoir introduit la liberté de conscience dans ses territoires. Ferdinand de Bavière, duc de Westphalie et prince-évêque de Liège de 1612 à 1650 a maté par la force les jacobins et protestants liégeois, soutenus par la France, qui réclamaient la liberté d’expression pour les thèses protestantes et populistes.  C’est l’antichrétien ami de Lamennais Louis de Potter qui fit de la Belgique le premier état « catholique libéral ». Cette situation est équivalente un peu partout ailleurs. On ne peut pas, tout simplement, être « de droite » et défendre la liberté d’expression qui repose sur l’égalitarisme inhérent à cette philosophie du dialogue.

 

« Nous réclamions, en outre, chaleureusement contre deux nouveaux projets de loi, dont le premier abolissait les dîmes sans que le Saint-Siège eût été consulté; dont le second garantissait aux hommes de toute nation qui émigrent à la Nouvelle-Grenade, l’exercice public de leur culte, quel que fut ce culte. En réprouvant ces projets, Nous demandions avec la plus grande force qu’ils ne fussent jamais mis en pratique et que l’Église pût user de tous ses droits et jouir de son entière liberté. (…) Et il ne faut pas ici passer sous silence que la nouvelle constitution de cette république, sanctionnée dans ces derniers temps, reconnaît entre autres le droit de libre institution, et accorde à tous la liberté pleine et entière de publier leurs pensées et jusqu’aux opinions les plus monstrueuses, en même temps que la liberté de professer, soit en public, soit en particulier, le culte qu’on voudra.» Allocution prononcée par Pie IX dans le consistoire secret, le 27 septembre 1852, utilisée à l’appui des condamnations du fameux Syllabus, sur la situation des catholiques au sein de la république de Nouvelle-Grenade, nommée Acerbissimum.

 

« La loi de Dieu, très saints empereurs, vous impose une obligation étroite et indispensable de réprimer et de punir l’idolâtrie. Permettez moi, s’il vous plaît, de vous rapporter les paroles qu’elle emploie dans le Deutéronome pour cet effet : « Si votre frère, si votre fils, si votre femme, qui est à côté de vous, si votre ami, qui est un autre vous-même, vous dit en secret: Allons adorer les dieux des nations étrangères ! vous n’y consentirez point, vous ne prêterez point l’oreille à ses discours; vous ne l’épargnerez point et n’userez point de dissimulation ni d’indulgence envers lui ; vous le dénoncerez et lèverez le premier la main pour le faire mourir, et tout le peuple la lèvera ensuite. Il sera lapidé et mourra pour avoir voulu vous détourner du culte de Dieu.[Deutéronome, chap. 15.] » » Julius Firmicus Maternus, Traité de la fausseté des religions profanes, § 22.

 

On peut continuer longtemps avec ce genre de citations…

La défaite de Roy Moore, ou, Pourquoi je ne suis pas démocrate II

Roy Moore a battu Luther Strange dans la primaire républicaine en Alabama. Les électeurs de Strange ont refusé de soutenir Roy Moore pour des raisons de classe aux élections générales. Ils ont soit voté pour le démocrate Doug Jones soit ils sont restés en dehors de l’élection en signe de protestation. L’establishment républicain (y compris l’ensemble du Sénat) et tous les organes du néo-conservatisme ont passé tout le mois de novembre à décrier la campagne de Roy Moore devant les médias traditionnels afin de décourager les électeurs de banlieue éduqués de voter pour lui. C’est le même stratagème que celui utilisé face à Donald Trump lors des élections de 2016.

On peut donc dire qu’il n’y a pas de coalition «populiste-conservatrice». Quand un candidat populiste remporte une primaire, les électeurs conservateurs restent à la maison lors des élections générales, quand ils ne vont pas élire un démocrate. Même au moment où Donald Trump avait remporté l’élection présidentielle de 2016, c’est ce qu’il s’est passé, il a remporté que de justesse des États comme la Géorgie, l’Arizona et le Texas, pourtant traditionnellement républicains.

Les « conservateurs » d’aujourd’hui ne croient plus aux problèmes sociétaux. Depuis très longtemps, on nous explique que les républicains s’opposent à l’avortement, au mariage sodomite, à l’immigration, mais ces problèmes ne sont que des appâts pour attirer les électeurs WASP. Quand ces électeurs élisent un champion qui croit vraiment en ces questions, les néoconservateurs rechignent à le soutenir. Par contre, quand leur candidat gagne une primaire, ils reviendront avec des arguments comme celui de l’« union du parti » afin d’élire des juges conservateurs alors que, comme nous l’avons vu hier, ils ne s’en soucient pas réellement.

Pourquoi cela ?

Parce que la démocratie, fondamentalement et viscéralement, dé-moralise les gens, politiciens comme électeurs.

Les coalitions électorales sont un phénomène inévitable en démocratie, alors qu’elles sont profondément malsaines puisqu’elles obligent des gens aux idées non seulement différentes mais bien souvent opposées à faire croire en une « union » sur des principes forcément ténus et donc à une alliance incapable d’avoir cette cohérence nécessaire pour susciter une véritable adhésion de l’esprit et de l’âme.

C’est l’intérêt, au sens le plus égoïste et matérialiste du terme, qui légitime cette alliance et qui, parce qu’il est égoïste et matérialiste, pousse à l’immoralité.

De plus, à devoir cohabiter et dialoguer avec des gens aux idées opposées aux siennes, on finit par perdre la force nécessaire pour les soutenir. La certitude s’étiole et on finit par devenir un dilettante politique, inapte à se donner à quelque chose qui dépasse ses intérêts égoïstes.

Beaucoup de personnes estiment qu’une « culture du dialogue » est l’indispensable complément qui permettrait à une démocratie d’être viable. C’est une illusion complète et voici pourquoi :

 

« Dans une étude approfondie de toutes les recherches empiriques existantes (à partir de 2003) sur la délibération démocratique, la politologue Tali Mendelberg remarque que «les preuves empiriques des avantages attendus par les théoriciens partisans de la délibération » sont «minces ou inexistantes». Mendelberg a montré :

– que la délibération facilite parfois la coopération entre les individus dans les dilemmes sociaux, mais elle compromet la coopération entre les groupes. Lorsque les gens s’identifient comme membres d’un groupe, y compris en tant que membres de groupes politiques, la délibération tend à aggraver les choses, non à les améliorer. (Rappelez-vous que dans le monde réel, les gens ont tendance à s’identifier en tant que membres d’un groupe politique.)

– que lorsque les groupes sont de tailles différentes, la délibération tend à exacerber le conflit plutôt qu’à le modérer. (Notez que, dans des circonstances réalistes, les groupes politiques ont tendance à être de tailles différentes).

– que la délibération tend à sensibiliser davantage les gens aux intérêts des autres. Néanmoins, d’autres travaux empiriques montrent que si les groupes déclarent simplement leurs préférences sans les discuter, cela est tout aussi efficace que de préciser leurs préférences avec des discussions. La délibération en soi n’est donc pas utile dans ce cas.

– que la recherche d’état psychologique mobilise une grande partie de la discussion. Au lieu de débattre des faits, les gens essaient de gagner des positions d’influence et de pouvoir sur les autres.

– que les minorités idéologiques ont une influence disproportionnée, et une grande partie de cette influence peut être attribuée au «charisme social» des groupes.

– que les personnes à statut social élevé parlent davantage, sont perçues comme plus précises et crédibles, et ont plus d’influence, sans que l’on regarde si elles connaissent réellement le sujet.

– qu’au cours de la discussion, les gens utilisent le langage de manière biaisée et manipulatrice. Ils changent, par exemple, entre le langage concret et le langage abstrait pour créer l’illusion que leur côté est essentiellement bon (et que tout mal serait accidentel) tandis que l’autre côté est essentiellement mauvais (et n’importe quelle bonté serait accidentelle). Si je décris mon ami comme étant « gentil », ce langage abstrait suggère qu’il se livrera régulièrement à des comportements « gentils ». Si je dis que mon ennemi a donné de l’argent à Oxfam, ce langage concret laisse ouverte la question de savoir si ce genre de comportement correspond à la personnalité de mon ennemi et si l’on peut s’y attendre de nouveau.

– que même si les modérateurs ont tenté de discuter de questions controversées, les groupes ont tendance à éviter les conflits, en se concentrant plutôt sur les croyances et les attitudes mutuellement acceptées.

– lorsqu’un exposant mentionne une information ou une croyance commune, cela tend à le rendre plus intelligent et plus autorisé pour les autres, ce qui tend à accroître son influence. Ainsi, Mendelberg conclut, « dans la plupart des délibérations sur les questions publiques », la discussion de groupe tend à « amplifier » les biais intellectuels plutôt que de les « neutraliser ».

– que la délibération fonctionne mieux sur les «questions de vérité objective» – lorsque les citoyens débattent de faits et de statistiques facilement vérifiables, comme les informations qu’on pourrait trouver sur le site Web du Bureau du recensement des États-Unis. Pour ce qui est des «autres sujets» – lorsque les citoyens débattent de morale, de justice ou des théories scientifiques sociales pour évaluer ces faits – «la délibération est susceptible d’échouer».

Mendelberg décrit des éléments significatifs d’un raisonnement orienté par les délibérants. Les délibérateurs qui s’attendent à avoir une position impopulaire ont tendance à faire plus de recherches avant que les délibérations commencent et ont tendance à se préparer activement à l’écouter. Néanmoins, ils cherchent des preuves qui soutiendront leur point de vue tout en ignorant les preuves à l’encontre de celui-ci. Ils sont prêts à écouter seulement parce qu’ils veulent trouver des moyens de mettre la majorité de leur côté. En revanche, les délibérants qui s’attendent à occuper une position majoritaire ne sont pas prêts à écouter et ils ne font pas des enquêtes à l’avance. D’autres études ont montré que, lorsque l’on présentait de nouvelles recherches sur les effets dissuasifs de la peine de mort, tant ceux qui sont pour que ceux qui sont contre la peine capitale interprètent ces études en faveur de leurs points de vue préexistants.

Après avoir examiné plusieurs autres exemples de raisonnement orienté en politique, Mendelberg conclut que :

«L’utilisation d’arguments orientés pour renforcer le sentiment antérieur est un phénomène répandu qui pose un défi important aux attentes délibératives. Le raisonnement orienté a un pouvoir considérable d’interférer avec la motivation que la théorie délibérative chérit : la motivation d’être ouvert, impartial et juste. Les délibérateurs ne peuvent guère rechercher la vérité et la justice s’ils considèrent tout en faveur de leurs antécédents à travers une vision peinte en rose et une autre en noir pour tout ce qui est contre eux».

Bref, les gens ont tendance à délibérer comme des hooligans, pas comme des logiciens.

Mendelberg finit donc son examen en observant,

«Lorsque les groupes s’engagent dans la discussion, nous ne pouvons pas compter sur eux pour générer de l’empathie et diminuer l’intérêt personnel étroit, pour offrir des chances égales de participation et d’influence, y compris pour ceux sans pouvoir, pour aborder la discussion avec un esprit ouvert au changement et pour ne pas être influencé par des pressions sociales, des engagements impensables à l’égard des identités sociales ou du pouvoir, mais par l’échange de raisonnements pertinents et solides.»

L’appui de Mendelberg sur la littérature empirique n’est pas inhabituel. D’autres examens de la littérature politique existante – y compris par des personnes favorables à la démocratie délibérative – trouvent des résultats similaires. Par exemple :

– La délibération tend à pousser les gens vers des versions plus extrêmes de leurs idéologies plutôt que vers des versions plus modérées. Le théoricien juridique Cass Sunstein l’appelle la «loi de la polarisation du groupe».

– La délibération sur des questions sensibles – telles que les lois sur la pornographie – conduit fréquemment à «l’hystérie» et à l’«émotivité», avec des partis au débat feignant des urgences morales, aussi bien que des bêtises et des sifflements les uns sur les autres (Downs, 1989).

– La délibération fait souvent que les délibérants choisissent des positions incompatibles avec leurs propres points de vue – positions que les délibérants «regrettent plus tard» (Ryfe, 2005, 54)

– La délibération provoque souvent chez les délibérants un doute qu’il y ait une position correcte. Cela conduit à un scepticisme moral ou politique, ou au nihilisme.

– La délibération rend souvent les citoyens apathiques et agnostiques à l’égard de la politique et les empêche ainsi de participer ou d’agir. L’exposition aux points de vue opposés tend à inciter les citoyens à se désengager de la politique, réduisant ainsi leur degré de participation civique (Mutz, 2006).

– Au cours des délibérations, les citoyens changent fréquemment leurs préférences et ne parviennent à un consensus que parce qu’ils sont manipulés par des intérêts spéciaux puissants (Stokes, 1998).

– Le consensus ne se produit que parce que les citoyens évitent délibérément des sujets controversés, même lors de forums organisés et conçus pour faire face à ces sujets (Hibbing et Theiss-Morse, 2002).

– Plutôt que de susciter un consensus, la délibération publique pourrait causer des désaccords avec la formation de groupes internes et de groupes externes. Cela peut même conduire à la violence (Mutz, 2006, 89).

– Les citoyens préfèrent ne pas s’engager dans des modes de raisonnement délibératifs et préfèrent que la délibération ne dure pas longtemps. Ils n’aiment pas délibérer (Somin, 2013, 53).

Dans l’ensemble, la littérature empirique sur les délibérations semble mauvaise pour les démocrates délibératifs. La plupart des études constatent que la délibération réelle échoue à donner les résultats que les démocrates délibératifs voudraient voir. En fait, elle délivre fréquemment l’inverse. Ces résultats tendent donc à porter atteinte à l’argument de l’éducation. Sur ce point, la preuve empirique semble nous montrer à la fois que les gens sont trop « hooliganistes » pour délibérer correctement et que la délibération les rend encore plus hooligans.

Certains démocrates délibératifs préconisent de remplacer ou, au moins, de compléter le vote de masse par des «sondages délibératifs». Dans un sondage délibératif, on rassemble, par exemple, un millier de citoyens pour délibérer sur un sujet donné. Les citoyens sont sélectionnés au hasard, bien que les organisateurs du sondage tentent de faire en sorte que la démographie du corps délibératif soit similaire à celle de la communauté ou de l’ensemble de la nation. Les organisateurs donnent aux délibérants des sources d’information pertinentes, telles que des articles de nouvelles, des articles de sciences sociales et des arguments philosophiques pour différents aspects. Un modérateur aide les participants à délibérer et à le faire correctement. Le modérateur tente de s’assurer que les gens adhèrent aux sujets abordés et que personne ne domine la conversation. Il existe des preuves que ce type de délibération modérée peut fonctionner, au moins en laboratoire et même dans certains scénarios réels.

Pourtant, si nous essayons d’exporter ces expériences vers la prise de décision au sein du monde réel, les sondages délibératifs sont mûrs pour l’abus. C’est une chose d’avoir des sondages délibérés modérés et contrôlés lorsque rien n’est en jeu. C’en est une autre lorsque de tels sondages pourraient effectivement choisir une politique. Dans le monde réel, les politiciens et d’autres cherchent à contrôler l’ordre du jour, encadrent le débat d’une manière favorable à leur position, distribuent des documents d’information qui favorisent leur côté et font que l’autre côté paraisse stupide et ainsi de suite. Comme je l’ai exploré au chapitre 2, comment une question ou un débat est formulé peut facilement amener les gens à changer de position.

Considérez comment les professeurs qui enseignent des cours sur la politique auront tendance à choisir du matériel à partir de nombreux points de vue, mais ont toujours tendance à choisir des matériaux plus forts pour leur propre perspective et ont tendance à enseigner d’une manière qui favorise leurs propres opinions. Ils ont tendance à le faire même s’ils veulent être justes, car il est difficile d’être juste pour l’autre côté. Cela se produit lorsque rien n’est en jeu. Qu’arrivera-t-il lorsque la délibération comptera effectivement, par exemple si elle pouvait décider de la loi ? »

Jason Brennan, Against democracy, on ne peut plus être démocrate quand on a lu ce livre de façon désintéressée.

Anathème ou bénédiction ? Un jugement sur l’ordre économique et les doctrines qui ont essayé d’en rendre compte, par Othmar Spann

C’est à Ludwig Elster que ces lignes ont été dédiées. Pendant toute sa carrière, il a été de ceux qui s’inclinent joyeusement devant les forces supérieures qui dominent la vie humaine : Dieu, Nation, Patrie, Autorité. Il a combattu pour ces forces. Un pareil combat n’est-il pas à lui seul une récompense ?

 

Humainement, que demander de plus ? Mais la critique scientifique doit être plus exigeante, elle doit se demander si une pareille attitude peut se justifier, théoriquement, techniquement, dans tous les domaines de la vie sociale. « L’économie » est-elle soumise elle aussi à l’action de ces forces suprêmes, capables de l’élever à une dignité supérieure ? Ou à l’inverse est-elle seulement le champ d’action de lois naturelles, s’exerçant avec une impitoyable et aveugle nécessité, le résultat d’un déterminisme strictement mécanique et mathématique ?

 

Cette question, toutes les écoles économiques se la sont posée. Les uns (individualistes) n’ont voulu voir dans l’économie qu’un ordre mécanique aveuglément nécessaire. Les autres (universalistes) se sont au contraire efforcés de montrer que, s’il y a une nécessité dans l’ordre économique, elle n’a rien de mécanique, elle est de l’ordre de l’ « esprit », du « pensé », de l’ « intellectuel » et du « moral ».

 

Voyons d’abord, comment ces deux tendances doctrinales s’opposent. Nous pourrons ensuite étudier l’action exercée sur l’ « Économie » par des forces supérieures débordant le cadre des activités individuelles.

 

PREMIÈRE PARTIE
LA CONCEPTION INDIVIDUALISTE OU MÉCANIQUE DE L’ÉCONOMIE

 

Cette conception est à la base de toutes les doctrines régnantes. Tous les économistes qui ont essayé de construire un système cohérent, nous ont présenté un monde économique dominé par une nécessité contraignante, déterminé par des lois rigoureuses, sujet à des mesures mathématiques.

 

Pour nous tenir à l’essentiel, bornons-nous à parcourir le point de vue des anciens « classiques » (la première école individualiste) des théoriciens de « l’utilité limite » (principaux représentants du néo-libéralisme) des tenants de l’école mathématique et du matérialisme historique de Marx.

 

1° Les anciennes écoles classiques : Ricardo

 

Questionnons d’abord les premiers individualistes, la vieille école, dite « classique » fondée par Quesnay et Smith et prolongée par Ricardo et ses successeurs. Leur réponse est claire. Ils estiment que le monde économique doit être étudié suivant les méthodes des sciences naturelles ou physiques. Les phénomènes que l’on y constate sont déterminés par des lois naturelles d’une absolue nécessité.

 

Le phénomène premier, le phénomène fondamental de l’économie, est la rencontre, sur le marché de l’échange, des intérêts individuels.

 

Dans le monde économique, l’intérêt individuel est le seul mobile des actions et, partant, la seule cause déterminante des effets que produit leur rencontre ou leur conjonction.

 

On peut comparer cette loi à celle du parallélogramme des forces, qui suffit à déterminer la résultante du choc de deux boules de billard.

 

L’échange, ou, ce qui revient au même, « la formation des prix » est donc la première manifestation de l’ordre économique. On doit lui appliquer les méthodes d’investigation propres aux sciences physiques, en essayant d’y déceler des rapports de grandeur et de quantité. Dans l’échange, ce n’est pas l’aspect qualitatif, qui retiendra l’attention, mais le quantitatif, poids, grandeur, nombre. On ne cherchera pas à lui découvrir une signification profonde, on s’en tiendra à son aspect extérieur, seul capable de mensurations exactes. On le présentera sous la forme d’une véritable équation : Un habit = 20 aunes de toile pour reprendre un exemple de Marx. Et pourquoi est-ce possible ? Parce que, suivant Ricardo, les deux marchandises contiennent la même quantité d’un « quelque chose » commun. Ce « quelque chose » c’est d’après Smith, Ricardo ou Marx, le nombre d’heures de travail incorporées dans la marchandise. (Théorie de la valeur « travail »). Si dans différentes marchandises on trouve incorporée la même quantité d’heures de travail (« travail simple » ou bien « quantité relative de travail socialement nécessaire ») ils doivent avoir la même valeur sur le marché. Cela veut dire qu’ils doivent être capables de former les termes d’un échange à égalité. Première loi mécanique et mathématique qui nous donne une théorie de la valeur et la clé de la formation des prix.

 

Cette loi doit être immédiatement concrétisée et précisée par une autre, d’ordre également quantitatif : « la loi de l’offre et de la demande ». Celle-ci nous donnera le pourquoi des variations de prix qu’on enregistre pour la même marchandise. Elle expliquera que le prix puisse s’éloigner de la pure « valeur-travail » que la marchandise possédait originairement.

 

En somme toute la science économique tourne autour de deux questions d’ailleurs corollaires : Comment les marchandises « forment-elles » leur « valeur » ? Comment les prix se fixent-ils ?

 

Lorsque l’on aura déterminé la loi de ce double phénomène, on pourra rendre compte de tout l’ordre économique, en appliquant cette loi aux divers « échanges » qui interviennent soit pour la « production », soit pour la « distribution » des richesses.

 

« Échanges » relatifs à la production : Achat par les capitalistes des matières premières, des machines et du travail, vente des produits manufacturés. « Échanges » relatifs à la distribution des richesses : Achat et vente de ces mêmes facteurs de production, travail, capital, sol ; chacun recevant son revenu, le salaire allant au travail, le profit (intérêt ou bénéfice de l’entrepreneur) au capital, la rente au propriétaire du sol.

 

Tel est l’essentiel de l’enseignement des vieux « classiques », tel est encore aujourd’hui celui de toutes les écoles individualistes.

 

Étudiez-vous l’Économie dans son ensemble ? La loi fondamentale que vous aurez à déterminer sera celle de la fixation générale des prix. Étudiez-vous une manifestation économique particulière ? Vous vous attacherez à déterminer les conditions dans lesquelles se fixent les prix dans ce cas particulier.

 

Qu’elles expriment les conditions générales ou particulières du même phénomène, les lois déduites par l’économie sont, par leur nature même, d’ordre mathématique. Elles ressemblent à celles que déterminent les sciences exactes, elles ne peuvent souffrir aucun écart, elles ne peuvent être violées.

 

C’est bien pour cela que les classiques étaient si convaincus de la nécessité du libre échange. Il ne fallait pas troubler le libre jeu des intérêts. « Laissez faire, laissez passer », l’adage mille fois répété, exprimait les exigences les plus profondes de l’ordre économique. Sans doute derrière le principe, s’abritaient aussi des intérêts très personnels, et des mobiles d’ordre strictement politique. Mais il n’en reste pas moins qu’il trouvait dans la science économique des théoriciens du jour, une base inébranlable.

 

Le libre échange était postulé par toute la conception qu’on se faisait de l’ordre économique.

 

Aussi faut-il voir la constance avec laquelle les vieux classiques niaient la possibilité de la « politique sociale ». Cette négation très franche chez les anciens reste implicite chez leurs successeurs.

 

Selon Malthus, il est impossible de faire l’aumône aux pauvres. Les pauvres sont des hommes « pour qui aucun couvert n’a été mis sur la table de la nature ». La nature ordonne ! Que personne ne se mêle de contredire ses injonctions. Si vous voulez, nous dit-il, entretenir ces pauvres avec des aumônes, vous les verrez immédiatement intervenir sur le marché. La loi de l’offre et de la demande jouera, les prix monteront. De ce fait, un certain nombre d’individus, à qui les anciens prix permettaient de se maintenir à flot, ne pourront supporter la hausse, et seront plongés dans la misère. En définitive, le nombre des anciens pauvres que vous aurez tirés du besoin, sera compensé par le nombre des nouveaux pauvres que vous aurez créés. Voilà la conséquence des atteintes portées aux lois économiques !

 

On comprend dès lors, que de nos jours encore, un écrivain anglais puisse dire, sans choquer le moins du monde la science anglaise et américaine : « Vouloir s’attaquer à la loi de l’offre et de la demande ! Autant aboyer à la lune ». Les néoricardiens de l’école allemande sont d’ailleurs du même avis. Même s’ils ne l’expriment pas ouvertement, la logique les y contraint.

 

Que l’on se remémore les objections que les libéraux (de science ou de pratique), n’ont cessé de formuler au cours de ces dernières décades contre les demandes d’élévation de salaire venant des organisations syndicales ! Vous demandez une augmentation de salaire, disait-on ? Les prix vont monter. Si l’élévation de salaire se généralise, les travailleurs devront en définitive acheter au prix fort tous les produits qui leur sont nécessaires. Les élévations de salaires, comme toute politique sociale, constituent donc un cercle vicieux.

 

C’est sur les mêmes principes que les vieux théoriciens classiques et les néo-libéraux se fondaient pour demander la liberté du commerce et combattre toute politique protectionniste. Il faut avant tout, assurer le libre jeu des lois naturelles, le commerce doit donc être libre. N’entravons pas la nature, laissons-lui porter tous ses fruits.

 

On voit ainsi la position que la vieille école classique a pu prendre sur le point précis qui nous occupe. L’économie est pour elle un maître tyrannique que l’on ne peut contredire. C’est assez clairement montrer s’il doit être maudit ou béni.

 

2° L’école de « l’Utilité limite »

 

On sait, que cette école a reçu les noms les plus divers. Degré final d’utilité a dit Jevons, utilité marginale disent les américains, intensité du dernier besoin satisfait a dit Valras, utilité finale dit Bohm-Bawerk. Nous traduisons le mot allemand « Grenznutzenschule » par le terme qui semble le rendre de plus près, bien qu’il soit peu employé par les économistes français, qui appellent d’ordinaire plus simplement cette école « école psychologique »

 

Nous venons de voir l’essentiel des doctrines libérales. Nous pouvons donc être brefs sur celles de l’école néo-libérale.

 

Parmi ceux qui ont prolongé l’enseignement de la vieille école classique, les théoriciens de l’utilité limite tiennent incontestablement la première place. Voyons leur doctrine.

 

Ils reprennent, au fond les problèmes dans la forme même où les classiques les avaient posés et acceptent l’essentiel de leurs solutions.

 

Les phénomènes fondamentaux de l’économie restent pour eux : le jeu des intérêts individuels, la formation de la valeur, et la fixation des prix. Ils s’efforcent seulement de perfectionner les lois qui en rendent compte.

 

Le fait est, qu’au cours des recherches qui avaient prolongé les études de l’école classique, la théorie de la « valeur-travail » s’était révélée manifestement insuffisante. En acquérant une connaissance plus approfondie des éléments qui concouraient à former les prix des marchandises, en prenant une conscience plus nette de l’évolution historique des faits économiques, on avait été amené à constater que ces faits cadraient de moins en moins, avec la théorie de la « valeur-travail ». Il fallait trouver une autre explication.

 

C’est ce que tentent en même temps, et presque de la même façon, Jevons, Walras et Carl Menger. Tous prétendent donner au problème, suivant le goût du temps, une solution « psychologique ». D’après eux, la valeur d’un bien est déterminé par l’usage le moins utile que l’on en puisse faire, par la satisfaction la plus minime qu’on puisse en retirer. C’est cette « moindre » utilité, ou cette « utilité limite » qui doit servir de base à la formation de la valeur. Telle est notamment la thèse de Menger.

 

Le jeu du marché se présente comme suit : Vendeurs et acheteurs se rencontrent face à face. Vendeurs et acheteurs attribuent aux objets qu’ils veulent céder ou acquérir une « utilité » différente. Et chacun d’eux se décide d’après ses propres appréciations. Mais ce sont les derniers de la file, les moins pressés de vendre, et les moins pressés d’acheter (ceux que l’on appellera plus tard le couple limite) qui formeront les prix, en déterminant « la moindre utilité » de chaque objet.

 

Telle est, en gros, la théorie de « l’utilité limite » que, vers la même époque, Menger lui-même, ses élèves, et les théoriciens anglais et latins, développaient, fouillaient, approfondissaient à l’envi. On croyait y trouver l’explication de tout le mécanisme du marché, de toute la fixation des prix.

 

Au fond, de cette littérature, un seul point décisif est à retenir, c’est que pour l’école de l’utilité limite elle aussi, la science économique se réduit toute entière à l’étude de la formation de la valeur et des prix.

 

Ce schéma théorique, nous ramène donc à une conception aussi « individualiste » que celle de Ricardo et de ses élèves.

 

L’ordre économique est le point de rencontre des intérêts individuels. La « qualité » s’y dissout dans la « quantité ». A la quantité de travail de Ricardo, Menger a seulement substitué la quantité de besoins. Mais il reste que les « faits économiques » doivent pouvoir être déterminés par des lois mathématiques et mécaniques. L’école de « l’utilité limite » peut donc être considérée comme « néo-ricardienne », elle est même plus individualiste que Ricardo, puisqu’elle n’admet même pas que la quantité des heures de travail incorporées à une marchandise puisse donner à celle-ci une manière de valeur objective, de valeur-susbtance. Elle ne s’intéresse au contraire qu’à la valeur subjective, à l’utilité que chaque individu peut personnellement attribuer à un objet échangé. Elle essaye de déterminer cette valeur par la loi de satisfaction dégressive des besoins (loi de Gossen).

 

Bohm Bawerk nous le dit en termes fort nets : « Du commencement à la fin, le prix est le résultat d’estimations subjectives ».

 

Si l’école « psychologique » a fait œuvre personnelle c’est lorsqu’elle a cherché à « mesurer » l’utilité, pour l’introduire dans le domaine de la « quantité ». Smith et Ricardo, et tous les économistes jusqu’à Marx, n’avaient pas osé aller jusque là. S’ils refusaient de retenir la notion « d’utilité » comme élément de détermination de valeurs d’échange, c’est parce qu’elle ne représentait pas pour eux une « quantité ou une grandeur mesurable ». La nouvelle école croyait au contraire avoir trouvé cet élément de mesure, en découvrant la notion du « moindre besoin satisfait », d’ « utilité limite ».

 

Est-il besoin de dire combien ses espoirs étaient chimériques ?

 

Résumons-nous : Une détermination mathématique de l’économie; la théorie de la valeur et des prix placée au centre de la spéculation économique; un système de lois d’ordre mathématique et mécanique donnant à l’économie sa détermination quantitative ! Que dire de plus ? Sous une présentation théorique plus subtile et plus raffinée, ne retrouvons nous pas la même conception mécanique et mathématique, les mêmes nécessités naturelles, la même tyrannie de l’économie que chez les anciens classiques ?

 

3° L’École mathématique

 

L’école de l’utilité limite n’avait pas encore vu le jour que Cournot avait déjà tenté d’engager les recherches dans une autre voie. Toutes les sciences qui se référaient de près ou de loin à la physique avaient alors une irrésistible tendance à rejoindre les sciences exactes pour se constituer, en un système de formules mathématiques, au sens le plus strict du mot.

 

Pour appliquer une pareille méthode à l’économie, il faut nécessairement supposer acquises les conceptions simplistes que nous évoquions plus haut, et admettre que tout s’y ramène à des rapports de quantités entre les biens échangés, à des relations « quantitatives » qui peuvent s’exprimer en « fonctions », dans le sens mathématique du mot. Ces rapports président à la formation des prix et, partant, donnent à l’ordre économique sa physionomie propre.

 

Ce point de départ admis, il n’y a plus qu’un pas à faire pour imaginer que l’on puisse donner à ces relations quantitatives une expression qui leur soit propre, sans recourir à une véritable théorie de la valeur (théorie de la valeur-travail ou théorie de la valeur-utilité).

 

C’est de cette idée qu’est née l’école mathématique. Constituée avant l’apparition des théoriciens de l’utilité limite, elle a poursuivi son effort à côté d’eux en laissant plus ou moins de côté la théorie de la valeur.

 

Le manuel de Cassel, si répandu encore dans l’Allemagne d’aujourd’hui, est l’ouvrage qui représente le plus typiquement cette tendance à réduire la science économique en formules mécaniques.

 

Elle devait trouver un encouragement dans la théorie de l’utilité limite, surtout dans la forme qui lui avait été donnée par son fondateur Walras.

 

Les équations de base de Walras, qui requéraient l’aide des plus hautes mathématiques, intéressèrent jusqu’aux mathématiciens, même ceux qui, par principe, rejetaient « l’utilité limite » comme toute autre théorie de la valeur. Cassel lui même s’y référait.

 

Nous n’avons pas besoin d’insister davantage.

 

On voit que pour la nouvelle école, l’ordre économique s’exprimait encore et toujours en des lois mécaniques et mathématiques, en des « fonctions » mathématiques (qu’il convient de distinguer avec soin des fonctions « téléologiques » ou des « services » que nous retrouverons tout à l’heure).

 

Ajoutons que l’école mathématique, comme celle de l’utilité limite, devait nécessairement adopter le point de vue de Ricardo sur l’impossibilité d’une politique sociale. Les théoriciens de l’une et l’autre école devaient nécessairement admettre que vouloir attenter à la loi des prix c’était « aboyer à la lune ». Mais Menger et Bohm Bawerk n’avaient ni le courage ni la force de porter cette vérité à la lumière. Que dire de leurs élèves !

 

4° Le matérialisme historique de Marx

 

La conception que Marx se fait de l’ordre économique présente de grandes analogies avec celle de Ricardo. Marx accepte, en effet, la théorie ricardienne de la valeur-travail. Il y apporte la dernière main et lui donne sa forme définitive.

 

Pour lui l’économie est déterminée par des lois qui lui sont propres, par des lois de l’ordre mécanique, mais ces lois lui imposent un développement continu. (Idée que l’on trouverait déjà en puissance dans la fameuse loi d’évolution des salaires, du profit et de la rente qu’avait posée Ricardo).

 

Pour Marx le nœud de l’évolution économique est « la loi de concentration » et « d’accumulation du capital ». A la fin de chaque « cycle économique », à la fin de chaque « période économique », le capitaliste, selon Marx, engrange son profit ou sa plus-value. Il accroît son capital, il « accumule ». Mais à la masse toujours croissante du capital, correspondent des entreprises de plus en plus grosses, de plus en plus éloignées du type de l’entreprise privée ; elles écrasent les petites et les absorbent.

 

En définitive, l’économie capitaliste évolue nécessairement vers une économie communiste. A son développement, correspond une socialisation invisible des moyens de production. Cette socialisation est momentanément en contradiction avec les restes de propriété non socialisée et individualiste, et avec les modes capitalistes d’appropriation. Mais cette contradiction sera supprimée, au moment où les masses prolétariennes n’hésiteront pas à mettre la main sur les moyens de production socialisés, et à se les approprier. Les exploiteurs seront chassés. Les expropriateurs seront expropriés.

 

On voit que, suivant ce schéma, l’économie capitaliste trouve au plus profond d’elle-même la loi qui la transfigure peu à peu et la conduit à son terme.

 

Par ailleurs, les théories sociales et historiques de Marx (sa conception matérialiste de l’histoire) accordaient à l’Économie un rôle déterminant dans le développement de la vie sociale tout entière. Les lois « économiques » devenaient donc du même coup des lois « sociales » et des lois « historiques ».

 

L’économie est l’infra-structure de toutes les autres manifestations sociales: le droit, l’état, la moralité, la religion, etc.. Il va de soi qu’avec l’infra-structure, la supra-structure, doit également se transformer. Aussi les causes économiques sont-elles à l’origine et à la base de toute l’évolution sociale.

 

Nous en aurons un exemple au terme de l’ère capitaliste. Le développement de la concentration aura insensiblement socialisé les moyens de production. La Société s’en emparera. Et de ce fait, la différence entre travailleurs et capitalistes sera effacée. Nous assisterons à la naissance d’une société « sans classes ». De plus, l’État qui n’est pas autre chose qu’un instrument de domination des classes dirigeantes sur les classes subordonnées, deviendra inutile. On aboutira donc à la mort de l’État.

 

Ainsi, par le jeu de la lutte des classes, les réalités économiques déterminent le renouvellement de l’ordre social tout entier, elles constituent la trame de l’histoire générale. Elles sont le destin même de l’homme. Loin de les dominer, les hommes ne sont que leurs jouets.

 

5° Anathème sur l’Économie !

 

Nous nous en tiendrons là. Sans doute aurions-nous encore beaucoup à dire sur les théories que nous venons d’exposer et sur maintes tendances particulières qui ont pu se faire jour au sein des écoles individualistes. Mais pour le sujet qui nous occupe, notre conclusion est déjà assez claire.

 

De tous les côtés, on nous a montré un ordre économique dominé par les mêmes lois mécaniques et mathématiques que la nature inorganique, entraîné dans le même tourbillon, soumis au même déterminisme aveugle. Si, dans un certain sens, on admet encore que l’économie puisse être une œuvre humaine, elle n’est pas une œuvre de liberté, mais une œuvre de « nécessité ». Elle est l’esclave de la nature. Le poids mort de la matière, des nombres et des masses la précipite sur une voie inéluctable, sous le déterminisme le plus absolu.

 

Les bâtisseurs de doctrines ont-ils bien compris la portée que prenait ainsi leur œuvre ? A vrai dire il en est peu qui s’en soient clairement expliqués. Mais ce qui est certain c’est qu’à vouloir soumettre l’économie aux méthodes des sciences naturelles, on était parvenu à la présenter comme une tyrannie, une charge, une geôle pour les personnes humaines. La science économique n’est qu’une « physique » d’un nouveau genre et contre la « physique » personne ne peut se révolter.

 

Qu’on l’avouât ou non, l’ordre économique devenait donc quelque chose d’effroyable, contre lequel l’homme était impuissant. Une malédiction pesait sur lui. Comme la nature insensible, il était le champ d’action de nécessités impitoyables.

 

Or, par une étrange aberration, l’esprit humain, suivant les voies ouvertes par l’« Aufklarung » se tournait dans le même temps avec exaltation vers la nature matérielle et se confiait à elle avec un aveugle optimisme.

 

Ainsi, l’on ne se bornait pas à subir cette contrainte, cette geôle, cette malédiction de l’économie. On la saluait comme une délivrance. De même que les Darwinistes célébraient avec exaltation le progrès qu’ils avaient fait faire à l’homme en le ramenant à l’animal, de même nos économistes naturalistes bénissaient les chaînes dont ils se chargeaient.

 

D’après Marx, la nécessité mécanique nous guide aux plus hauts sommets, en nous dirigeant vers le communisme. L’ « harmonie des intérêts » chère à Smith cédait la place à la « sélection des meilleurs » de Darwin et de Haeckel, celle-ci devait préparer l’évolution suprême de l’humanité.

 

Mais à quoi tout cela nous mène-t-il ? Tout ce fallacieux optimisme, toutes ces systématisations superficielles, toute cette idolâtrie du mécanique et du matériel, tout cet abaissement devant les réalités les plus inorganiques, les plus incomplètes, les plus mortes, les plus changeantes que nous révèlent la science naturelle et la science sociale ne peuvent dissimuler le caractère profondément négateur, l’allure quasi satanique de cette doctrine. Pour elle l’ordre économique est inaccessible à toute intelligence, délaissé de Dieu. Et malgré tout il reste la destinée suprême de l’homme.

 

Même si nous ne tenons pas compte de ces idéologies évolutionnistes et matérialistes, nous constatons, en tout cas, que les doctrines individualistes se réduisent toutes à la même idée. Elles aspirent toutes à rejoindre la science mathématique. Mais les mathématiques n’ont rien à nous apprendre de la vie. Le sens mathématique n’a rien à voir avec le monde de la vie et de l’esprit. Or il faut tout de même bien convenir que l’économie appartient à la vie. C’est donc à des conceptions toutes différentes qu’il faut recourir si l’on veut essayer de la comprendre.

 

DEUXIÈME PARTIE
LA THÉORIE UNIVERSALISTE OU LE RÔLE DE L’ESPRIT DANS L’ÉCONOMIE

 

1° Positions

 

La conception universaliste refuse d’admettre que les phénomènes économiques soient déterminés par des lois mathématiques ou mécaniques. Elle évite ainsi de tomber dans l’erreur des théoriciens individualistes.

 

Ceux-ci croient pouvoir saisir les réalités économiques en s’en tenant à leurs apparences extérieures, c’est comme si leur science s’arrêtait à l’image « rétinienne » des choses. Des individus se présentent sur les divers marchés, des individus travaillent dans les entreprises, etc., etc.. La pauvre conception ! Par une pareille démarche, ne s’interdit-on pas à jamais de pénétrer le sens intime des phénomènes économiques, le sens intime que les manifestations extérieures et les phénomènes superficiels se bornent à exprimer ? Comment le devinera-t-on si l’on s’en tient aux mesures et aux lois mécaniques ? Cette science mécanique a-t-elle quelque chose à nous apprendre sur ces brusques métamorphoses, sur ces bouleversements, dont l’histoire économique est pleine ? Peut-elle nous expliquer cette liberté, cet arbitraire que l’expérience quotidienne nous révèle ? Non l’observateur attentif ne tarde pas à pressentir qu’au cœur de l’économie il doit exister un ordre des buts et des fins. Il devine au fond des choses la présence d’un « esprit », d’un « esprit » vivant, irréductible au mécanique, au mathématique et à tout le superficiel.

 

Mais comment découvrir cette essence ?

 

Les précurseurs

 

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a cherché à le faire. Déjà, au temps des romantiques, lorsque l’on portait les premiers coups à l’idéologie de l’« Aufklarung » et au matérialisme, Adam Muller, Franz Baader, Gorres, List, avaient tenté de battre en brèche les points de départ individualistes de Smith, et toute la méthodologie qui s’en suivait. A la « physique sociale » ils avaient essayé d’opposer une compréhension plus philosophique, en montrant que la Société était indivisible, et qu’il était impossible d’étudier le monde économique en l’isolant de l’État et de la civilisation tout entière.

 

Adam Muller avait même essayé de définir l’ « esprit » de la « production ».

 

C’est aussi dans ce sens (bien que d’une manière moins nette) que s’était exercée la critique de la vieille école historique. Sans doute, celle-ci ne s’était pas demandé si la loi qui présidait à l’équilibre économique était d’ordre mécanique ou spirituel. Elle refusait en effet de reconnaître aucune théorie pour valable. Mais elle s’était pourtant déjà opposée aux conceptions classiques en donnant au développement historique le pas sur toute autre réalité.

 

La nouvelle école historique avait prolongé son effort. Mais, en son sein, l’indifférence philosophique et l’ « historisme » des premiers maîtres n’avaient pas tardé à se perdre dans le positivisme.

 

La nouvelle école retrouvait donc l’éternel écueil. Elle aussi allait être tentée de donner de tous les phénomènes économiques et sociaux une explication purement positiviste. Elle favorisait ainsi indirectement, et peut-être involontairement, le matérialisme historique de Marx. Au fond, les deux écoles historiques continuaient à se tenir à la position méthodologique de Ricardo.

 

Et de fait, si l’on veut éviter cet écueil, si l’on veut marquer la différence entre l’économie sociale et les sciences naturelles, il faut nécessairement abandonner le « postulat » individualiste et tout le système qui en découle.

 

Admettez le postulat ! acceptez de dire : Au début il y a des individus et des intérêts individuels, et rien de plus, vous devrez logiquement conclure que l’économie ne peut être faite que de l’addition ou de la rencontre de ces intérêts et par conséquent, que le marché, l’échange et les prix en sont les manifestations fondamentales. Vous êtes nécessairement amenés à lui appliquer la science des mesures et des nombres.

 

Du même coup, tout devient mécanique. Les phénomènes économiques se produisent avec le même automatisme que celui qui règle la course des boules sur un billard ou détermine, suivant le parallélogramme des forces, les effets de leur rencontre. Vous ne pouvez plus échapper à la causalité mécanique et mathématique.

 

La théorie universaliste. — L’ordre des « Moyens »

 

Aussi la théorie universaliste adopte-t-elle un point de départ tout différent.

 

Pour elle, l’économie n’est qu’un aspect de la société humaine, la partie d’un tout. Elle constitue dans la vie sociale « l’ordre des moyens » par opposition à « l’ordre des fins ». Elle est, si l’on veut, l’ « ensemble des moyens » ordonnés aux fins sociales.

 

Du moment que l’on abandonne le point de vue individualiste et « naturaliste », l’économie doit nécessairement être conçue en posant, comme réalité première, le « tout » dans lequel elle s’insère.

 

Or ce « tout » s’impose dans un double sens. Il est d’abord requis par le concept même de la finalité. Une « fin » isolée n’est pas concevable, (et c’est bien le plus grave reproche que l’on puisse faire aux théoriciens de l’utilité limite de n’avoir pas vu cette impossibilité). Une « fin » ne prend un sens que dans un « tout ». De même, la notion de « moyens » postule celle de l’ensemble dans lequel ces moyens s’ordonnent.

 

Les fins dont nous parlons, sont les diverses manifestations de la vie sociale : vie religieuse, vie scientifique, vie artistique, vie morale, vie juridique, vie étatique, vie ethnique. La fin de la société n’est pas seulement d’assurer son existence matérielle. L’esprit lui aussi a ses droits. Il exige lui aussi pour être satisfait des moyens appropriés. Il faut une église pour la vie religieuse, il faut des théâtres pour la vie artistique. Les pierres de taille utilisées pour l’église ou pour le théâtre sont autant de moyens pour des fins religieuses ou artistiques, au même titre que la nourriture et le vêtement sont des moyens pour la vie corporelle.

 

D’ailleurs les fins les plus matérielles sont elles-mêmes commandées par l’esprit d’une civilisation, d’une société et d’une époque, de même que la vie matérielle d’un homme est commandée par son idéal de vie, (Il suffit de comparer la manière de vivre de l’ascète religieux, ou de l’épicurien et du matérialiste).

 

Le développement de ces prémisses va nous entraîner bien loin des conceptions individualistes.

 

L’économie conçue comme un « ensemble de moyens ordonnés vers des fins », va être nécessairement soumise à des déterminations et à des catégories spécifiques. Ces catégories ne peuvent être du même ordre que celles qui s’appliquent aux causes matérielles et mécaniques, elles seront l’expression d’un monde « animé », d’un monde « organique », « orienté » vers des fins précises.

 

Nous allons le voir, en pressant un peu notre définition de l’Économie: « Un enchaînement de moyens », un « ensemble organique de moyens ordonnés à des fins ».

 

La notion du service

 

Posez un moyen et une fin. Le premier apportera à la seconde son « service ».

 

Or un « service » n’est concevable qu’à l’intérieur d’un tout organique. Il y remplit une mission, une « fonction », en prenant ce mot dans un sens téléologique et non mathématique. Les fonctions de l’économie ne sont pas comparables à celles que peut remplir, au sens mathématique du mot, le rayon qui délimite la circonférence du cercle, elles trouveraient plutôt un analogue du côté des fonctions que remplit le cœur en assurant la circulation du sang.

 

Les « services » de l’ordre économique sont « orientés » vers des fins. Et nous les découvrons partout. Dans l’économie « servir » est la loi commune. « Service » de la glèbe et du chantier, « service » des machines ou des matières premières, « service » des capitaux et des entreprises, « service » des travailleurs, « service » des chefs !

 

Or aucun de ces « services » n’a un sens s’il est isolé : il ne se précise qu’en s’ordonnant. En se posant dans le concret, il postule un échange, une réponse. La planche ne prend un sens qu’en devenant « plancher ». Et elle appelle immédiatement les autres parties du bâtiment. Chaque « service » s’insère ainsi dans une harmonie de « services », qui concourent ensemble à réaliser l’harmonie totale des fins.

 

Mais cet ensemble doit nécessairement trouver en soi-même le principe de son organisation. Nous sommes ainsi amenés à préciser un nouveau concept.

 

L’articulation des services

 

Tout ensemble s’ordonne en s’articulant organiquement. Cette articulation n’a rien de mécanique, on ne peut la concevoir que sur le plan rationnel. Elle fait apparaître au sein du tout, soit des ensembles partiels (crédit, commerce, production), soit des plans superposés (économie mondiale, économie nationale, etc.).

 

Quelles sont les règles qui vont présider à leurs rapports réciproques ? Quelles sont les règles qui vont déterminer le jeu respectif des divers « services » ?

 

Une catégorie fondamentale les commande toutes, celle de la « hiérarchie ».

 

Il existe une hiérarchie, un primat de certaines parties sur certaines autres, de certains plans ou de certains services sur certains autres. (Ce primat peut être une priorité ou une supériorité). Il s’établit entre eux des rapports analogues à ceux du chef sur l’équipe, du dirigeant sur le dirigé. (L’inventeur, par exemple, doit avoir le pas sur celui qui ne fait qu’utiliser et adapter son invention).

 

L’économie est donc essentiellement, dans son principe même, une « articulation de services ». La science économique est la science de ces services, ou, si l’on veut, la science de la production. Mais elle n’est pas une science des prix.

 

Le « prix » et son rôle dérivé

 

Le prix n’est qu’un phénomène dérivé. Le prix n’est pas autre chose que l’expression de cette « articulation de services ». Une expression, un signe, un indice: voilà le vrai sens de « prix », ce n’est pas le phénomène premier qui commande toute l’Économie. La théorie des prix ne doit donc pas être placée au centre de la science économique, elle en délimiterait plutôt la circonférence. Le « service » a le pas sur le prix. Le service est antérieur au prix. La théorie du service doit donc passer avant la théorie du prix. Le prix n’est que l’expression de l’ordre qui s’établit entre les divers services, et comme une « expression » peut être exacte ou inexacte, il y a un prix exact et un prix inexact.

 

Mais l’ordre même que les prix ont pour fonction d’exprimer, cet enchaînement de services, peut lui-même être établi de manière exacte ou inexacte, et l’on en vient ainsi nécessairement à concevoir qu’il y a un juste prix lorsque l’articulation établie entre les services est juste, et que les prix l’expriment exactement.

 

Abandonnons donc tout espoir de comprendre le « prix » dans un sens mécanique, ou mathématique. A partir du moment où nous concevons qu’il y a un prix « exact » et un prix « inexact » il est nécessaire que nous traitions le prix comme une catégorie de l’ordre rationnel.

 

Le prix appartient aux catégories rationnelles, parce que « l’articulation des services » dont il est l’expression ou le signe, est de l’ordre intelligible et rationnel.

 

La valeur économique d’un bien ne dépend pas en effet de sa « matérialité ». C’est à partir du moment où les biens de « matière » s’ordonnent vers un but, c’est à partir du moment où cette finalité les élève à la dignité d’objets de raison, qu’ils prennent leur valeur proprement « économique ». C’est donc en participant indirectement de l’esprit qu’ils entrent dans le cycle économique.

 

Une « rotative » ne s’apprécie pas au poids d’acier et de ferraille. Elle est une fin intermédiaire pour la fin supérieure que représente la lecture des livres, la lecture des récits qu’elle sert à imprimer. Elle est un de ces « moyens ordonnés à des fins », qui constituent l’économie. Moyens qui peuvent être exacts ou inexacts, comme les prix qui expriment leur coordination dans l’ensemble économique.

 

Faire la théorie des prix, c’est rechercher comment ils expriment cette coordination.

 

Ce n’est pas ici le lieu de la développer plus complètement. Il apparaît en tout cas clairement que le théoricien ne peut se satisfaire d’une conception fondée sur la valeur objective des biens, qu’il s’agisse d’une valeur intrinsèque ou de la valeur du travail inclus dans chacun d’eux. Il ne peut non plus se satisfaire d’une conception fondée sur la valeur subjective, que les individus donnent aux biens, en fonction de la plus petite utilité qu’ils représentent. Non, ce que le prix doit exprimer c’est le « service » rendu par le bien à l’économie générale, et c’est à ces services qu’il doit remonter. Le prix n’exprime pas une modalité de l’être intrinsèque des biens (par exemple la quantité de travail qu’ils sont censés contenir), il n’exprime pas les réflexions psychologiques qui peuvent s’exercer sur eux (par exemple l’utilité qu’ils représentent pour tel ou tel ou la satiété de tel ou tel à leur endroit). Il exprime le « service » auquel ils sont voués. Or cette notion même évoque un enchaînement, une conjonction, une « synergie ».

 

Il n’y a qu’un « tout », pleinement constitué, qui puisse être considéré comme un service en soi, par exemple une entreprise, une économie nationale, l’économie mondiale ; les autres prestations individuelles, qu’il s’agisse des hommes, des biens ou des capitaux ne peuvent être conçus comme des services qu’en fonction du tout dans lequel ils s’ordonnent.

 

On ne peut exprimer quantitativement l’économie

 

Et cela nous amène au seuil d’une nouvelle notion. Car en prenant conscience de la valeur relative des divers services par rapport au tout, nous sommes amenés à les considérer sur un pied d’égalité à l’intérieur du même tout. Première atteinte portée aux notions quantitatives généralement appliquées aux faits économiques.

 

Nous sommes d’autre part amenés à constater qu’en fait un grand nombre de services n’épuisent pas leur vertu en s’employant. Ils prolongent leur action dans d’autres services subordonnés.

 

Une comparaison en rendra aisément compte. Tandis que le morceau de pain ne peut remplir son office qu’en se consommant, la pensée de l’inventeur ne meurt pas dans l’application qui en est faite ; elle reste vivante et agissante dans l’outil créé, et c’est elle qui guide la main du travailleur. Cette survie d’énergie nous montre qu’en tout ou en partie, certains « services » sont « inconsomptibles » et que nous devons renoncer à leur appliquer des notions de nombre ou de quantité.

 

Nous réussissons ainsi à forcer la dure carapace de l’économie, pour prendre conscience de l’esprit qui se cache au plus profond de son essence.

 

Car de tout ceci nous tirerons une conclusion fort importante pour la théorie des prix et pour la méthode scientifique elle-même.

 

Il est vain de chercher l’unité de mesure applicable aux phénomènes économiques.

 

Le prix qui exprime un état économique donné, décide déjà de l’orientation que prendra l’évolution ultérieure de cet état. Un prix est donc une décision de politique pratique. Définir théoriquement un prix est strictement impossible. Mais pratiquement il est indispensable de fixer quantitativement la valeur d’échange que peut avoir un bien par rapport à la monnaie ou à un autre bien. Le prix est donc une décision pratique compte tenu du développement ultérieur que l’on entend imprimer à l’économie.

 

Si l’on analyse bien ce phénomène, on constatera que le quantitatif et le mécanique, loin d’exprimer le côté le plus sérieux de la réalité économique, ne jouent qu’un rôle secondaire et comme dérivé. Au fond ils ne sont qu’une apparence.

 

On a donc brisé la tyrannie que le « quantitatif » exerçait sur l’économie. On l’a ramené à sa valeur d’intermédiaire. Car en réalité le prix est commandé par un jugement. Un jugement sur son exactitude ou sa fausseté, sur sa justice ou son iniquité.

 

La loi de l’ordre économique

 

On voit les conséquences de toutes ces doctrines : théorie des « services », théorie de leur articulation, théorie de la hiérarchie qui s’établit entre eux, toutes concourent à nous montrer que l’économie, dans la conception universaliste, n’est pas quelque chose d’indéterminé et d’arbitraire, mais qu’elle possède en elle-même sa propre détermination.

 

Ce déterminisme intrinsèque n’emprunte rien à la causalité mécanique, il est de l’ordre rationnel, nous pourrions même dire spirituel, dans le sens le plus vaste du mot.

 

Oui, nous le répétons, dans la conception universaliste l’économie a sa détermination, ses lois, sa nécessité. Mais cette nécessité est séparée par un abîme de celle que la physique naturaliste peut définir. Elle n’est pas mécanique. Elle est une catégorie de l’esprit, un enchaînement conceptuel. Pour la comprendre, il faut évoquer le lien qui unit les divers termes d’un syllogisme. (Majeure, mineure, conclusion). Ce sont des déterminations de cette nature, n’empruntant rien à l’ordre mécanique, qui existent dans l’économie.

 

On peut ensuite poser à l’école universaliste la même question qu’aux écoles individualistes : l’Économie est-elle maudite ou bénie ? On voit d’avance que sa réponse sera totalement différente.

 

2° La « Ministérialité » de l’économie

 

L’idée fondamentale qui découle de cette conception, c’est que la nature des moyens qui se trouvent dans une économie historiquement donnée, est déterminée par le contenu et la valeur des fins auxquelles ils s’ordonnent.

 

L’économie conçue comme « l’ordre des moyens » est le reflet de « l’ordre des fins ». Elle reflète donc la culture générale du pays, et du temps, au sein desquels elle est appelée à jouer. Sans doute, nous l’avons vu, la notion de « service », « d’enchaînement » et de « hiérarchie » donne à l’économie une manière de loi interne. Elle n’en reste pas moins, dans sa structure même, quelque chose d’historiquement concret. Car on ne peut concevoir les moyens, sans envisager dans son ensemble le monde culturel qui constitue l’ordre des fins. Or, celui-ci prend dans chaque climat historique donné une physionomie propre qui ne se reproduit jamais. Il ne peut donc y avoir qu’une économie historique concrète. Il ne peut pas exister d’économie théorique, qui serait soumise aux lois générales de la causalité mécanique et mathématique. L’économie est avant tout soumise aux lois du temps et de l’histoire.

 

Les moyens se justifient comme préparation des fins. Et c’est ce rôle « ministériel » qui les fait participer à l’ordre des constellations intelligibles. Le but final, lui, est déjà du domaine de l’esprit, la fin intermédiaire y entre en se subordonnant à lui. L’esprit et la culture qui constituent l’ordre des fins, se reflètent dans l’ordre des moyens et c’est ainsi que l’économie prend part à l’esprit, et dans la mesure même de sa participation, devient « esprit ».

 

Oui elle devient « esprit » dans le sens propre du mot, puisqu’elle n’existe qu’en fonction d’une fin, ce qui suppose déjà un acte de raison. Peu importe d’ailleurs la place de cette fin dans l’échelle des valeurs. Les fins les plus matérielles, comme la simple sustentation du corps humain, sont à concevoir sous le signe de l’esprit. Nous l’avons déjà montré plus haut dans l’exemple de l’ascète.

 

Ce n’est que dans la mesure ou les « services ordonnés à des fins » sont liés à l’infra-structure matérielle et technique de la vie (par exemple à la matière première, au climat, ou mieux encore à l’ensemble des forces physiques et chimiques), ce n’est que dans cette mesure, que l’économie ne ressortit pas à l’esprit. Mais il ne s’agit plus là que de « matériaux », de données inertes, de terrain préparatoire. Dès que nous envisageons « l’enchaînement » des services, nous entrons dans l’ordre de la finalité et par conséquent dans un monde de pensée.

 

En définitive, dans cette conception, l’économie loin d’être considérée comme chez Marx comme le donné primitif et fondamental de la Société, est tout au contraire subordonnée à l’ensemble de la vie sociale. L’économie n’est pas le guide, le déterminant, le « fatum » de la vie et de la culture comme l’enseigne le matérialisme historique. Elle est bien au contraire, par définition et par essence, sa servante. Car elle n’est qu’un moyen et le « moyen » par définition est un serviteur et un subordonné.

 

D’ailleurs ce concept de subordination ne doit pas prendre une valeur transcendante. Il faut le définir froidement si l’on veut qu’il apporte une solution vraiment créatrice au problème. Ainsi, nous éviterons de tomber dans un « spiritualisme » utopique et irréel, qui attribuerait aux seules fins spirituelles de la société et de la civilisation une omnipotence absolue. Cela ne peut pas être, car les fins ne sont pas ainsi suspendues dans le vide. Elles sont liées à des moyens, elles ne peuvent exister, elles ne peuvent être atteintes sans les moyens, et ceux-ci supposent nécessairement le terrain sur lequel ils s’appuient.

 

Que notre vue d’ensemble ne néglige donc aucun élément : au sommet de la hiérarchie, les fins qui ne doivent pas faire oublier les moyens, mais ont seulement le pas sur eux. Au dessous, les moyens, c’est-à-dire l’économie, avec sa loi propre qui est aussi de l’intelligible et qui échappe déjà au mécanique. A la base, les données naturelles du monde extérieur auquel les « moyens » sont intimement liés.

 

C’est en pénétrant le sens profond de cette loi, que nous prendrons mieux conscience tout à la fois du fardeau que constitue l’économie et de sa dignité.

 

3° La « consécration » de l’économie

 

Cette « consécration » suprême, les moyens la doivent à leur ministérialité. L’économie, nous l’avons clairement montré, s’ordonne en hiérarchie. Elle participe donc, au moins passivement, de la nature spirituelle de la société et de la culture et elle l’aide à se réaliser, comme l’inférieur prête la main au supérieur. Elle devient donc une partie de la vie et c’est de la vie qu’elle reçoit sa dignité et sa consécration. C’est là que la conception synergique de l’économie trouve sa dernière justification car elle libère l’homme de la malédiction des lois mécaniques et de la causalité mécanique, contre lesquelles on ne peut se révolter, nous dit-on, sans faire un geste aussi vain que celui d’aboyer à la lune. Et pourtant elle ne nous introduit pas dans le monde irréel des utopies.

 

Sans doute elle enseigne que pour comprendre les exigences réelles de l’économie, et pour trouver sa justification profonde, il faut la saisir dans son aspect « d’esprit ». Mais ce n’est pas dire qu’il faille la considérer avec des yeux d’illuminés. La conception de la ministérialité de l’économie ne nous conduit pas au mépris du réel. Bien au contraire. L’économie supporte elle aussi le poids de la vie. C’est même sur elle que la vie pèse le plus. Bien souvent l’économie prendra conscience de sa « consécration » et de la « spiritualité » des fins qu’elle a mission de servir, en en sentant peser sur elle l’effroyable fardeau. Mais c’est surtout au moment où règne en maitresse une conception matérialiste de la vie et des fins comme dans le régime individualiste actuellement en vigueur, que la charge est la plus pesante.

 

Rien n’est plus clair, pour celui qui perçoit la véritable nature de l’économie : synergique, vivante, inspirée. Lorsque l’on dégrade les fins, les moyens tombent sous le coup de la même condamnation.

 

Si l’économie est si lourde, si l’homme se fatigue tant à la porter, si malgré son sens idéal elle devient une charge insupportable et anéantissante, cela ne vient pas, selon l’école universaliste, de sa nature mécanique. Les responsables sont à chercher auprès de ceux qui ont brisé l’organisation humaine et qui ont enlevé à sa vie sa perfection. Que l’on n’accuse pas surtout les prétendues lois de la nature auxquelles on ne pourrait se soustraire. Si l’enchaînement des « services » peut être conçu avec exactitude ils peuvent aussi, à l’inverse, se dissocier et se désarticuler dans l’anarchie.

 

Les individualistes férus de leurs lois mécaniques et mathématiques ne pouvaient admettre la possibilité d’une pareille rupture d’harmonie. Mais une semblable conception est dépassée. C’est l’homme qui a posé les bases de l’harmonie, il peut aussi les troubler ou les changer.

 

La politique économique et la politique sociale sont donc désormais possibles.

 

Certes, le problème a beau prendre un autre aspect que dans la conception mécanique, il a beau être de l’ordre intelligible et moral, on ne s’en heurte pas moins à de dures nécessités.

 

Aussi la conception universaliste de l’économie tout en n’étant ni « spiritualiste » (au sens propre du mot), ni contre nature, n’en demeure pas moins empreinte d’un sérieux quasi tragique. C’est même ce tragique qui doit avoir le primat dans tout le domaine de l’esprit. Nous disons le « Primat » et non « l’exclusive ». Comme nous le rappelions plus haut, il n’est question de nier ni la valeur de l’ordre subordonné, ni le poids de matière inerte qui s’y attache. Car cette matière qui est au service de l’économie et de l’esprit, peut aussi lui résister !

 

TROISIÈME PARTIE
LA VOCATION SUPÉRIEURE DE L’ÉCONOMIE

 

Ces premières analyses nous ont montré la structure et l’enchaînement interne de l’économie. Nous avons vu quel « synergisme » puissant elle a mission de réaliser. Mais il nous faut maintenant dépasser et dominer ces notions pour essayer de dégager la « métaphysique de l’Ordre économique ».

 

Nous avions déjà conscience de la noblesse que cet ordre tirait de sa « ministérialité ».

 

Nous l’avions arraché au déterminisme mécanique pour le faire participer de la nécessité supérieure d’un monde orienté par l’esprit.

 

Nous allons voir maintenant qu’il est appelé à une vocation beaucoup plus haute encore « sur le plan métaphysique de l’être » .

 

Voilà bien de quoi heurter les préjugés courants.

 

Et pourtant nous trouvons bien au cœur de l’ordre économique ce principe qui l’élève au-dessus de lui-même. Il le dépouille pour ainsi dire de sa nature spécifique. Il transforme en bénédiction l’anathème qui planait sur lui et jette sur son tragique quotidien, comme l’ombre du pardon.

 

Cet « état de grâce » de l’Économie nous le voyons se révéler dans trois manifestations principales. D’abord l’économie est la grande accoucheuse des caractères, c’est dans le dur creuset de ses contraintes que les hommes trempent leurs forces. Elle est d’autre part le meilleur garde fou contre l’utopie, elle impose aux hommes le respect du réel, et les force à s’y tenir. Enfin et c’est sa grandeur suprême, elle nous ouvre la voie vers une liaison plus intime avec la nature.

 

1. — De par sa nature spirituelle, l’homme est lié aux autres hommes par la loi vitale du tout social. Car l’esprit demande un autre esprit pour se manifester, un homme n’est vraiment homme qu’en se communiquant. Sous peine de s’étriquer et de mourir tout esprit doit chercher ses semblables, et tout homme doit développer en lui-même, et pour lui-même, la conscience de sa participation à la communauté.

 

Ajoutons que l’homme ne se trouve vraiment à sa place qu’ici bas, dans le monde des esprits terrestres et qu’il doit donc être uni à la nature terrestre, au monde extérieur, au monde sensible, au cosmos. On ne peut « sauter à pied joint » au-dessus de la nature. La loi même de notre vie l’interdit.

 

De cette double union de l’homme avec l’homme, et de l’homme avec la nature, l’Économie est le principal artisan. C’est le rôle qui lui est dévolu à côté de l’art et de la science : le premier transcrivant dans le sensible le monde de l’Idée, la seconde exprimant en concepts les données idéales des sens. C’est l’économie qui guide l’esprit vers l’esprit, et l’incite en outre à chercher de lui-même le contact avec la Nature. La vie des corps n’est pas en effet le seul but de l’ordre économique. Les fins les plus spirituelles exigent des « moyens ». Même si nous pouvions nous libérer de la servitude alimentaire pour ne vivre qu’en esprit, il y aurait encore une économie. Les églises requerraient des pierres de taille, les théâtres exigeraient des décors, des machineries, des lustres d’éclairage, la musique demanderait des instruments, les écoles, les instituts de recherches, l’enseignement auraient besoin de papier et d’encre à imprimerie, les laboratoires et les observatoires devraient être pourvus d’appareils appropriés, etc., etc.. La peine et les soucis ne manqueraient pas, loin de là ! Si nous voulions « ordonner aux fins » qui subsisteraient les « moyens nécessaires » , il nous resterait encore un bel édifice à construire. Même si l’homme pouvait se donner tout entier à ces fins spirituelles, l’économie serait encore là pour lui montrer le chemin de la nature et l’enchaîner à elle.

 

Voilà donc l’homme placé par l’Économie en face de la nature extérieure et mis en demeure de dominer sa « matérialité ».

 

Chaque jour il devra s’atteler à une tâche nouvelle, chaque jour il devra se créer de nouvelles énergies, corporelles, spirituelles, morales.

 

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on bénit dans le travail le grand « sourcier » des forces physiques et morales.

 

Oui, il faut bénir la loi qui veut que, chaque fois que sa tâche devient trop facile, l’homme soit en péril de s’encroûter, et de s’user dans l’indolence. N’est-il pas surprenant que toute surabondance, toute exubérance, toute floraison, ne tarde pas à se faner et à perdre son goût et sa saveur. Le paradis nous est interdit ici bas. Il serait pour nous une mise en sommeil des esprits. S’il veut garder ses forces, l’homme doit se mettre à la chaîne, peiner, forcer, lutter. Sa vigueur nait de l’affliction et de la souffrance, et elle y trouve sa seule noblesse. Tout ce qui tend à la perfection doit se purifier dans la douleur.

 

Oui tel est bien le rôle éminent qui est réservé à l’économie au cœur même de la vie spirituelle de l’homme, et si on veut bien y réfléchir, comment pourrait-on s’en passer ? Pauvres hommes si faibles, que deviendraient-ils sans le secours des forces, que la dure nécessité du travail économique leur arrache chaque jour ? Leur pauvre volonté ne serait qu’une apparence tant elle serait impuissante. Peut-on imaginer le degré de négligence, d’insouciance, de lâcheté auquel ils ne tarderaient pas à descendre. Comment pourraient-ils prendre au sérieux le jeu de la vie ? Leur prospérité leur masquerait ce mur inébranlable et inflexible que le monde nous oppose dans sa matérialité éternelle. Où pourrait-ils donc trouver cette base solide que constituent pour l’existence ces énergies natives du corps et de l’esprit, qui ne peuvent s’exercer que dans un contact permanent avec la dure et froide réalité ?

 

Voilà la raison profonde de notre activité. Elle commande notre vie. Elle seule peut amener notre moi à son plein développement.

 

Comme le géant Antée en touchant la terre, l’homme retrouve de nouvelles forces en prenant contact avec l’Économie. Du moins pourrait-il le faire, si l’on s’en tenait à l’essence des choses. Malheureusement à notre époque d’économie perfectionnée et raffinée, lorsque l’homme veut imiter Antée, c’est la terre qui colle à ses pieds et l’enchaîne à sa glèbe.

 

2. — Deuxième rôle de l’Économie : elle contraint l’homme à se faire une idée plus exacte, plus fidèle, plus scrupuleuse, de la nature extérieure, qu’il s’agisse de la vie inerte de la nature inorganique ou de la nature vivante. Elle l’invite à agir « pratiquement » sur elle. L’économie enchaîne l’homme au monde de la matière, sous le signe du « réel » et du « possible ». Qu’on ne voie là aucun matérialisme ! Ce n’est pas une âme que l’homme va demander à la matière, il lui demandera seulement la « discipline du réel ».

 

Si l’individualisme déchaîné des temps modernes a conduit l’homme au seuil de la barbarie, il en tire au moins un avantage : celui d’avoir pris une conscience plus claire de la dure réalité. C’est bien là qu’il faut chercher l’origine du positivisme des hommes de notre temps, positivisme coupable d’ailleurs et sans valeur, dans la mesure où il s’inspire en même temps d’une conception matérialiste de la vie et prend une orientation toute mécanique.

 

La constatation de ce phénomène, nous conduirait d’ailleurs à montrer que toutes les branches de l’Économie, n’ont pas, dans ce sens, la même valeur éducative. Les « moyens » dont elles usent sont spécifiquement différents. Les « moyens » dont usent l’Agriculture, les industries extractives ou les industries de transformation, n’ont pas la même nature spécifique que les « moyens » dont usent la Bourse, le Commerce, la Banque dont le domaine est plus abstrait.

 

A la lumière de cette différenciation spécifique des moyens, nous pourrions aussi étudier le problème de la technique. Car s’il y a une technique qui nous rapproche de la nature, il y en a aussi une autre qui nous en éloigne.

 

On peut même dire que les diverses formes de technique expriment exactement les modalités diverses suivant lesquelles l’homme peut utiliser les forces actives de la Nature. Les outils, les instruments et par dessus tout la « machine », tout ce qui constitue l’aspect technique d’une économie fixent le « moment » où les causes naturelles incluses dans la matière sont transformées en « moyens ».

 

Regardons l’homme en face de la machine. Elle est devant lui, rigoureuse, incorruptible, automatique, imposant à son travail la rigueur froide de ses ordres inflexibles. Est-il meilleure éducatrice de « réel » ? Dans ce sens il n’y a que des louanges à adresser à la Machine. Elle développe le droit sens du travail, elle apprend à l’homme à se dominer, à faire le départ entre sa propre fantaisie et les impitoyables exigences des choses, elle affine même son jugement naturel, elle lui donne une notion plus précise de la matière et de l’espace. Mais dans la mesure où la machine éloigne l’homme de son œuvre, découpe, mécanise et uniformise sa tâche, elle diminue ou supprime les contacts féconds de l’homme avec la nature et avec la plénitude du réel. Et dans cette mesure la machine est et demeure une ennemie de l’homme. Elle peut transformer en enfer la loi bénie du travail. Ce n’est pas la machine en soi qu’il faut condamner, mais celle qui arrache au Travail son âme en l’éloignant de la Nature, car celle-ci contredit la plus haute mission de l’Économie.

 

Et c’est ici que nous pouvons constater la valeur qu’il convient d’attribuer au « petit outillage » qui, sans séparer l’homme de son œuvre et sans éloigner l’économie de la nature, permet la mise en œuvre des « moyens » nécessaires à l’Industrie.

 

D’ailleurs ce n’est pas la technique qu’il faut rendre responsable de la mécanisation d’une économie contre nature comme la nôtre. La technique n’est qu’une servante obéissante. La décadence constatée dans l’ordre des moyens, n’est que la réplique de celle constatée dans l’ordre des fins.

 

Ce qui caractérise surtout notre époque, c’est le déclin profond des valeurs spirituelles. Ce déclin nous le constatons partout : le matérialisme a détruit le sens religieux et métaphysique, le rationalisme a désorbité la science, l’art dégénère, le sens social s’étiole, la communauté se plie au bon plaisir des individus, la démocratie « affole » les masses, on nie la puissance du mal, signe dernier de la dislocation de la personnalité morale. On pourrait multiplier les exemples. Comment l’ordre des moyens pourrait-il rester sain, comment pourrait-il garder son âme ? La chose est impossible. Le moyen se déforme à l’image de l’organisation supérieure, dont la fausseté s’affirme, il est à son tour arraché à l’influence de l’Esprit et atomisé. L’individualisme a pénétré la société tout entière. Qui pourrait arrêter son envahissement ?

 

3. — Mais ici s’ouvre une nouvelle perspective.

 

L’homme doit d’abord demander à un travail prolongé les ressources d’énergie qui lui sont nécessaires. Ce n’est qu’après cet effort et lorsqu’il a ainsi acquis une connaissance éclairée du contenu de la nature, qu’il peut aspirer à un stade plus élevé de développement spirituel. L’esprit doit se retremper dans le monde sensible avant de le surpasser.

 

A côté des plus hautes manifestations de notre développement spirituel (Religion, science, art, moralité) nous voyons l’économie prendre place au cœur de notre vie et, avec une rigueur obstinée, y exercer continuellement son œuvre. Elle nous a déjà armé de forces, elle nous a déjà aidé à mieux connaître le sens réel de la nature extérieure, maintenant elle nous prépare à une tâche plus magnifique encore, elle nous introduit au cœur de la nature, et nous invite à une communion plus intime avec elle. L’école universaliste se plait à dire qu’elle nous invite à un « état de détachement ».

 

La nature, nous disent les mystiques, est marquée de l’empreinte divine, et nous conduit à Dieu. Mais il y a plus, son aspect extérieur lui-même, nous invite à pénétrer le sens intime qu’il dissimule. Celui qui a sur les lèvres le goût du miel vierge, en devine déjà le secret caché. Mais la route qui reste à parcourir est encore longue.

 

Le mystique Angélus Silésius nous en fait deviner la direction

 

Le pain n’est pas ton aliment.
En lui, ce qui te communie,
Éternel et divin froment,
C’est l’Esprit, et c’est la Vie.

 

C’est à cette prise de conscience que nous invite l’Économie, en nous forçant d’embrasser dans toute leur amplitude les manifestations extérieures de la Nature. Car l’aspect le plus corporel, le plus matériel de nous même renferme lui aussi une signification intime, qui oriente notre recherche et nous donne un aperçu du terme auquel elle doit aboutir.

 

Et cette démarche nous conduit en définitive à un véritable renversement des positions. En effet, lorsque l’homme a pris une conscience assez nette des caractères extérieurs de la nature, pour saisir du même coup leur signification intime, on peut dire qu’il a poussé assez loin son développement spirituel, pour se libérer de la nature extérieure et s’élever au-dessus de « l’ordre des moyens », au-dessus de l’Économie. Nous disions plus haut que le Paradis n’était pas fait pour l’homme sur la terre. Il faut pourtant reconnaître qu’au terme de cette évolution, l’homme s’en approche. Mais en franchissant cette dernière étape, il se voue au désintéressement et à l’ascétisme. On a souvent méconnu le sens de l’ascétisme. On l’a cru inspiré par le mépris du monde, mais ce n’est pas là son véritable sens. Il apparaît bien plutôt comme un « surpassement » de la nature extérieure. L’ascète la domine en pénétrant son sens intime, et en cherchant son fondement métaphysique. A l’inverse, l’homme qui jouit d’une vie facile et large est le prisonnier du monde sensible. Il n’a pas encore reçu l’enseignement suprême de l’économie, celle-ci a pu développer ses forces et lui donner le sens du réel, elle ne lui a pas encore montré la voie royale vers laquelle elle guide ses véritables disciples.

 

C’est précisément à cet état de sujétion à l’égard de la nature extérieure que s’oppose l’état de détachement dont parle l’école universaliste et qui, de près ou de loin, est synonyme de désintéressement et d’ascétisme. Nous disons que les deux états s’opposent, mais nous ajoutons que l’antithèse ne doit pas être prise dans un sens absolu. Car le saint non plus que le sage ne peut spiritualiser son corps. Il ne peut échapper à la nécessité alimentaire, et aux autres obligations qui le mettent nécessairement en contact avec la nature extérieure. Le plus puissant esprit, le saint lui même, ne peut se libérer de tous les besoins de sa vie de corps et de matière. Sur terre, l’homme doit se contenter de la « part » qui lui est réservée : comprendre et goûter la signification intime de la nature. Lorsqu’il s’élève à cette contemplation l’homme met ses pas, dans les pas de Dieu lui-même.

 

Voilà le sens profond qui se cache au sein de l’Économie et c’est en cela qu’elle peut favoriser une liaison, voire une communion plus intime avec la Nature.

 

Et pourtant ne pourrait-on pas croire que l’Économie est plutôt une entrave à une pareille ascension ? Cela est vrai aussi mais dans un sens très élevé.

 

Tout se passe comme si l’économie n’avait d’autre but que de semer des obstacles devant les pas de l’homme, pour l’empêcher de rejoindre trop vite ce monde supérieur qu’il sent brûler et vivre derrière l’écran des choses d’ici bas. Il faut que les « moyens de matière » indispensables à son double développement spirituel et corporel l’attachent d’abord fermement à la terre pour qu’il y éprouve ses forces. Une vieille sagesse nous enseigne que la grâce présuppose toujours la nature. L’homme ne peut agir sans la nature. Il doit se mêler à elle pour la dominer.

 

Cela ne va pas sans danger. La nature a ses côtés démoniaques. La terre a sa nuit et son ombre. Mais ce n’est pas ici le lieu d’évoquer les trous d’horreur et d’épouvante où peut sombrer l’homme enchaîné au monde des convoitises. Qu’il nous suffise de dire que l’économie peut aussi nous mettre en contact avec ce nouvel aspect de la Nature. On ne peut même pas dire qu’il soit tout à fait étranger aux vrais techniciens de nos jours. C’est cette prescience qui s’exprime dans les vieilles poésies chères aux travailleurs de la mine, qui chantent leurs « Wichtelmannchen» et nous font deviner la lutte des puissances de lumière et d’ombre. Le technicien qui est un véritable homme d’action s’efforce toujours de s’élever au-dessus de la « nature morte » des physiciens.

 

Mais on comprend aussi pourquoi l’homme appelé à la vie suprême de l’Esprit doit considérer l’Économie comme une simple barrière, un simple obstacle, et que l’homme moins cultivé doit y chercher les devoirs rigoureux et le travail sévère poursuivi jusqu’au dernier jour, qui lui est indispensable pour soutenir sa vie chancelante.

 

Mais hélas de nos jours l’activité économique a-t-elle encore une âme ? Elle n’est trop souvent que la monotone et mesquine répétition de quelques gestes accomplis dans l’isolement, au mépris de toute conscience sociale et corporative. Dès lors comment pourrait-elle prendre pour l’individu sa véritable signification ? Comment pourrait-il y trouver repos et bénédiction ?

 

Oui quel que soit le degré d’élévation spirituelle auquel l’homme ait pu parvenir, c’est par le monde extérieur qu’il doit passer pour saisir le secret de la vie intérieure. La transfiguration ne vient elle-même qu’après la mort. Pour ressusciter il faut d’abord mourir. Cette loi de l’être est si générale que l’économie, qui est pourtant la zone la plus humble de la vie sociale, en participe indirectement. Elle aussi cherche sa noblesse dans la mort et dans la douleur, dans la soumission à la contrainte du monde extérieur et de la matière dans le « servir » .

 

Certes l’homme peut manquer le but. Au lieu de trouver le chemin qui le conduit au cœur de la nature, il peut se perdre dans la matière. Mais cela ne change rien à l’essence des choses. Cela tient seulement à la faiblesse des hommes ou à l’insuffisance des Institutions. Mais lorsque le Travail remplit vraiment son devoir, lorsque l’Économie reçoit la juste part qui doit lui revenir dans l’existence, nous pouvons pressentir la signification qu’elle doit prendre dans l’ordre de la Providence, la plus haute qui lui soit donnée.

 

Dès que l’on pénètre le secret dissimulé derrière la banalité de la vie quotidienne l’anathème se change en bénédiction.

 

Othmar Spann

La philosophie du dialogue, selon Romano Amerio

Le dialogue bute sur un premier obstacle quand on le fait coïncider avec l’obligation universelle d’évangéliser et qu’on le préconise comme moyen de diffusion de la vérité. Il est impossible que tous dialoguent. La possibilité de dialoguer existe, en effet, en fonction de la science préalable que l’on a déjà du sujet, et non, comme on le prétend, de la liberté ou de la dignité de l’âme. Le titre permettant de discuter dépend des connaissances de l’homme, et non de ce que tous les hommes sont universellement destinés à la vérité. Sur les choses gymnastiques, enseignait Socrate, il faut consulter l’expert en gymnastique, sur les chevaux l’expert en choses hippiques, et sur blessures et maladies, l’expert en médecine, et sur les affaires de la cité l’expert en politique. Et cette qualité d’expert s’acquiert par la pratique et par l’étude, par une réflexion non hâtive et occasionnelle, mais méthodique et assidue. Pour le dialogue contemporain, on suppose au contraire que tout homme, étant un être rationnel, est apte à dialoguer avec tout le monde et sur n’importe quoi. On demande donc que la vie de la communauté civile et la vie de la communauté ecclésiale soient réglées de telle façon que tous y participent en y apportant, non pas comme le veut le système catholique chacun sa propre science, mais chacun sa propre opinion, et non pas en accomplissant chacun le rôle qui lui revient, mais en se prononçant sur tout. Et c’est chose étrange que ce titre permettant de discuter s’étende à l’infini, juste au moment où le titre authentique qu’est la science s’affaiblit et se raréfie même dans le supposé « corps enseignant de l’Église ».

On risque aussi d’être ébloui par la charge de la preuve. On suppose que le dialogue doit et peut satisfaire à toutes les objections du contradicteur. Or le fait qu’un homme se présente à un autre homme en lui offrant de lui procurer entière satisfaction intellectuelle sur un point quelconque de la religion révèle un vice moral. C’est en effet une témérité, après avoir énoncé une thèse vraie, que de s’exposer à la discussion générale improvisée et illimitée. Chaque thème présente mille facettes, le joûteur n’en connaît qu’un petit nombre ou peut-être une seule. Et pourtant il se présente comme s’il se sentait préparé à toute objection, impossible à prendre en défaut, et comme s’il eût pour ainsi dire prévenu toutes les idées capables d’être alléguées à ce sujet.

Mais aussi de la part de celui qui pose les questions, le dialogue rencontre des difficultés, parce qu’il repose sur un supposé gratuit, déjà vivement perçu par saint Augustin. Une intelligence peut être capable de formuler une objection et en même temps être incapable de comprendre le raisonnement qui résout l’objection. Cette situation où la force intellectuelle du particulier est plus grande pour objecter que pour comprendre la réponse est une cause très habituelle d’erreur. « Voilà ce qui donne grande prise à l’erreur sur les esprits, c’est que les hommes sont habiles à faire des questions sur ces matières et peu capables de les comprendre. »

Cette inadéquation entre l’intellect qui conçoit une question et l’intellect qui comprend la réponse est une conséquence de la différence générale entre la puissance et l’acte. Le refus de distinction porte d’un côté au paralogisme politique : tous les individus ont par nature la puissance de commander, donc l’acte de commander. De l’autre côté, le refus porte au paralogisme inhérent au dialogue : tous les individus ont puissance de connaître la vérité : donc tous les individus connaissent actuellement la vérité.

Même Antoine Rosmini, au premier livre de la « Théodicée », dénomination logique dans son système, enseigne que l’individu ne peut confier à sa propre intelligence la solution des problèmes posés par la divine Providence : aucun individu, en effet, n’est certain que sa propre puissance intellectuelle sera au moins égale à la force des objections qui lui seront faites. Cet élément de la puissance intellectuelle dont la mesure est inconnue est ce que négligeait Descartes dans sa méthode, en supposant que cette force de la raison est égale dans tous les individus et également prête à s’exercer en chaque individu.

§ 152 du maître-ouvrage de Romano Amerio, Iota Unum

 

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Les années 60 et l’école de Francfort ne sont pas à la source du progressisme

Ce texte est conçu comme une courte réponse au contenu partagé dans nos milieux sur le thème du marxisme culturel. Je veux décourager l’utilisation abusive de la terminologie et corriger certaines simplifications qui, à mon avis, pourraient nuire à ceux qui ne connaissent pas d’autres écrits pertinents sur les sujets de l’histoire, de la théorie politique et de la sociologie.

 

En matière sociale, on utilise le progressisme comme principal terme pour désigner un large éventail d’idéologies et de visions du monde provenant de la gauche. C’est le système de croyances dominant du monde occidental moderne. Il comprend également les croyances de la plupart des conservateurs autoproclamés actuels. Ces visions du monde sont considérées comme des descendantes directes des courants égalitaires du « christianisme anglo-saxon » et de la philosophie des Lumières, qui ont fortement participé à divers bouleversements sociaux et politiques malsains en Europe du XVIIe au XIXe siècle. Alors que le progressisme prétend être le produit de la raison pure et des valeurs humaines universelles, nous croyons qu’il est mieux compris comme étant une secte étrange partageant une moralité particulière fortement dépendante de l’histoire de cultes précédents. Des petits cultes cousins ​​partageant les mêmes racines et caractéristiques se sont reproduits à une plus courte échelle et se sont éteints plus tôt. Comme les communistes américains « chrétiens » favorables à « l’amour libre ».

 

Un autre signe évident de ce constat est que le progressisme conserve et s’appuie sur des suppositions essentiellement religieuses et injustifiées. On pourrait citer ici le Progrès Moral, c’est-à-dire la croyance qui stipule que «l’arc moral» de l’histoire se tourne vers la «justice», idée développée à partir de la doctrine catholique rendue dévoyée de la Providence, nécessitant l’intervention de Dieu pour façonner l’histoire. Nous voyons aussi plusieurs époques transitoires de développement clairement visibles, de l’ancienne vision du monde à la nouvelle, telles que les aspirations reconnaissables de l’ONU en 1942 décrites et considérées comme étant super-protestantes.

 

Le gauchisme a parfois aussi une connotation plus large. On peut spéculer que, tout comme le progressisme est une excroissance reconnaissable du « christianisme anglo-saxon » qui a abouti à des résultats destructeurs, les traditions gallicanes peuvent avoir donné lieu à la saveur particulière de la Révolution française. On dit que cette lignée idéologique est presque éteinte et a été remplacée dans la France moderne par le gauchisme d’origine anglo-américaine. On peut mentionner une autre lignée éteinte de gauchisme, en dehors du monde occidental, parmi les Mazdakistes.

 

Une église établie est un système d’institutions sociales qui génère et diffuse la règle des croyances normative d’une société et avec elle certains comportements et valeurs. Elle est indiscernable de l’État quand il s’agit de « cultes de la Cité » (voir l’étude d’Eric Voegelin, The political religions, ou encore celle plus spécifique de Barry Cooper sur le terrorisme mahométan moderne),  ou alors elle a son soutien dans des privilèges formels et informels, comme c’est le cas pour l’Église catholique dans ses rapports sains avec la Cité. En ce sens, le gauchisme est l’église établie de l’Occident dégénéré. Cette explication permet d’accéder à cette vérité naturelle, à savoir que l’athéisme brut est contre-nature. Nos contemporains, bien qu’ayant apostasié la foi catholique de leurs pères, n’ont pourtant pas abandonné toute pratique cultuelle ni toute espèce de croyance métaphysique et religieuse.

 

J’ai peu d’objections à faire à ce graphique de /pol/ au-delà de contester leur cadrage habituel. C’est une cartographie idéologique acceptable qui, en grande partie, cadre assez bien avec ma compréhension de certains phénomènes sociaux, idées et institutions inclues. Cependant, il ne rend pas clair le cycle générateur de folie décrit précédemment. Une critique beaucoup plus accablante est qu’elle implique faussement qu’une démocratie réelle ou l’élimination de la subversion étrangère, si elle était possible, pourrait résoudre la plupart des conséquences négatives qu’elle déplore.

 

Il s’agit d’une erreur. C’est particulièrement vrai pour l’exemple de l’immigration de masse qu’elle reprend explicitement, car il y a une incitation directe et structurelle dans une démocratie, pour quiconque veut s’emparer du pouvoir, d’accorder le droit de vote au plus grand nombre de personnes possible. En raison du tribalisme humain naturel, l’importation de grandes quantités de nouveaux électeurs crée instantanément de nouveaux blocs de votants qui peuvent facilement être récoltés pour des victoires électorales et d’autres types d’influence politique. La démocratie a donc, par le fait même d’être une démocratie, c’est-à-dire le règne du nombre, une lourde tendance à favoriser l’immigration de masse.

 

On pourrait aussi comprendre que seule l’école de Francfort nourrissait la folie croissante au cours du XXe siècle ou que diverses idéologies de gauche n’étaient pas problématiques auparavant. Cette thèse n’est pas directement contredite par ce graphique.

 

Cela devait être dit, parce qu’il y a des groupes idéologiques relativement grands et forts qui croient fermement que les choses n’ont mal tourné que dans les années 1960 et ont mis tout le problème sur le dos de l’école de Francfort. En pratique, ils ne semblent pas très intéressés par le genre d’exploration de la vérité dans laquelle je veux m’engager, mais plutôt motivés par une action immédiate, par le biais de la modification de l’opinion de la masse, de la lutte politique et d’autres genres d’activisme. Ce type de guerre d’opinion est un jeu qui ne parle qu’en termes d’effets de masse. Comme tous les jeux de hasard, la maison gagne et la maison est communiste. D’où les échecs de la droite populiste depuis le début. Cela ne semble pas être la bonne approche. La notion communément retenue sur ces sites politiques, selon laquelle l’école de Francfort est la seule responsable de la dégradation sociale au cours des dernières décennies, est tout simplement fausse.

 

L’école de Francfort fut d’abord un institut de recherche en sciences sociales puis une école de théorie sociale néo-marxiste ; c’était un groupe organisé d’intellectuels essentiellement communistes, qui se proposaient de modifier systématiquement la société en utilisant la science sociale à la fois comme outil et comme arme politique pour attaquer et changer les structures sociales qu’ils considéraient comme nécessaires à l’existence du capitalisme. Ils ont tout à la fois étudié la société dans l’espoir de trouver des moyens de réaliser cette modification et tenté de produire des recherches et des travaux qui pourraient amener une réforme sociale à l’actualiser. Notez que cela ne nécessite pas que le travail soit une description précise de la réalité. Une corruption de l’épistémologie et des objectifs se produisit. Le but formel d’une science sociale pertinente est l’étude impartiale de la réalité. Le vrai but était de mener à bien la révolution. L’objectif ultime était décidé avant l’enquête «impartiale» qui l’accompagnait.

 

Certains livres influents ont émané de l’école de Francfort, The Authoritarian Personality (1950) de Theodor Adorno, par exemple, qui faisait de la propagande déguisée dans le but d’affirmer que la seule façon d’éviter le totalitarisme était de démolir les structures précédemment identifiées comme soutenant le capitalisme. Cet objectif était habillé comme étant le simple antifascisme.

 

Dans les premières années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, les salles du pouvoir étaient tout à fait ouvertes à diverses suggestions sur la meilleure approche pour dénazifier l’Allemagne. Et une fois que cela a bien été fait, pourquoi ne pas être définitivement sûr et ne pas l’appliquer chez soi ?

 

Comme un effet secondaire de leur mise en œuvre dans la politique des pays occidentaux, ce sont devenus des textes fondamentaux, considérés dans de nombreux domaines d’étude. Combiné avec la gestion de son entrée et la purge systématique des individus idéologiquement désaxés, nous pouvons constater une capture de l’université, qui est commodément aussi une institution éducative. Quel que soit le changement qui s’est opéré depuis lors, en l’absence de perturbations fondamentales comme un basculement religieux général, la capture s’est poursuivie jusqu’à notre époque.

 

Il y a une raison pour laquelle ils ont eu si peu de difficultés pour cette tâche, cependant ; beaucoup de personnes travaillant dans ces institutions étaient déjà sympathiques à des idéaux similaires.

 

Si l’on regarde l’économie, l’anthropologie et la psychologie des années 1930-1950, on se rend compte qu’il n’y a en fait pas de ligne claire qui sépare la science sociale « pure » et « impure » de 1960. Il y a en effet une introduction de nouveaux outils idéologiques, mais pas l’approche elle-même. Des groupes de gauche et des idéologies avaient capturé auparavant des parties du milieu universitaire à des fins similaires, certains au 19ème siècle, ou même plus tôt, comme on peut l’observer dans la philosophie du 18ème siècle.

 

Beaucoup parmi eux, tels les promoteurs utilitaristes en faveur du suffrage des femmes, avaient réussi à remodeler la société. L’idéologie particulière que tout le monde appelait déjà progressiste, dans les années 1900-1920, avait proposé des réformes sociétales parfaitement suffisantes pour la détruire à long terme (suffrage des femmes, culture de l’assistanat, etc.).

 

Les symptômes de la désintégration sociale que de nombreuses personnes ont déploré dans les années 1960 sont évidemment fort antérieurs. Liés à des croyances qui les habilitent, ils ont dilué et abâtardi la moralité et parfois même conduit directement à la dernière étape.

 

Un exemple viscéral relatif à la révolution sexuelle et aux relations entre les genres peut être trouvé dans l’Angleterre victorienne.

 

Le point de vue sur les femmes au dix-huitième siècle était qu’elles étaient le sexe incontrôlable et lubrique, qui avaient une chance sur deux de ramper pour avoir des relations sexuelles en groupe avec leur démon. Dans l’ère victorienne, cette conception a été remplacée par la doctrine selon laquelle les femmes étaient naturellement pures et chastes, sauf lorsque les mauvais hommes lubriques assouvissaient leurs viles convoitises sur elles. Cela a entraîné l’élimination abrupte des contrôles envers la mauvaise conduite des femmes. Les femmes, comme le protagoniste de « Orgueil et Préjugés » ont été autorisées à être ‘out’ pendant qu’elles étaient en âge fertile et célibataires, en leur donnant toutes les opportunités pour les mauvaises conduites de type de celles du XXe siècle. La preuve produite dans le cas du divorce de la reine Caroline de Brunswick suggère qu’ils se sont en fait mal comportés, mais, faute de caméras partout, il était possible de s’en tirer en niant le fait. La reine Caroline assista à un bal en étant nue jusqu’à la taille, et retourna à son hôtel avec quelqu’un qu’elle avait rencontré là-bas, mais la vérité officielle restait qu’elle était une femme chaste maltraitée cruellement par son mari lubrique et Don Juan. Compte tenu de ce que la reine Caroline a réussi à faire, et compte tenu de l’absence de contrôle sur le protagoniste de « Orgueil et préjugés », nous pouvons supposer une révolution sexuelle secrète à l’époque victorienne, qui a été rendue publique en 1910, parce que les caméras devenaient utilisables.

 

À présent, j’espère avoir réussi à présenter quelques-unes des raisons pour lesquelles les théories récemment écrites sur l’école de Francfort sont une explication insuffisante et trompeuse de la dérive gauchiste. En tant que tels, ce sont de mauvais guides pour une action potentielle.

 

Dans le même temps, je sais que ce message n’est pas suffisant pour constituer un argumentaire complet. Cela prendrait probablement plusieurs livres, mais cela devrait suffire à aider les gens à trouver des parties manquantes importantes.

 

L’école de Francfort n’a pas provoqué le progressisme. Mais elle a contribué à l’aggraver.