« (…) je fais une chose, oubliant ce qui est en arrière, et me portant vers ce qui est en avant, je cours vers le but, vers le prix auquel Dieu nous a appelés d’en haut dans le Christ Jésus. »
Épître de Saint Paul aux Philippiens, III, 13.
On ne saurait mésestimer l’importance des conceptions temporelles sur les doctrines. Elles jouent un rôle déterminant dans le type d’action à réaliser et l’objectif à atteindre.
Ainsi, pour un marxiste, le temps est un progrès incessant de la matière et de l’univers, un élan dynamique sans arrêt ni fin, un processus qui interdit à toute vérité de se croire absolue, à toute étape sociale d’apparaître définitive. Rien qu’à partir de ces quelques traits, se dessinent et la praxis du marxisme, et sa finalité matérialiste.
Dans une vision strictement conservatrice du temps, la règle est valorisée et le changement représente toujours un danger. La coutume, la loi, la Lettre ordonne. Que personne n’ose la contester, sans quoi ce serait la fin de l’ordre social ! Si cet ordre a évidemment valeur d’axiome dans le cadre de la religion révélée, puisque Dieu est un être intemporel, peut-on dire qu’il en est de même dans un cadre social, culturel, national, économique, soumis aux fluctuations des hommes ?
Comme l’enseigne la science politique, le souverain est celui qui décide dans les cas d’exception à la règle. La prise de décision est de fait, un risque, puisque l’homme n’est pas en mesure de connaître toutes les conséquences futures de ses actions, c’est une connaissance réservée à Dieu. Le conservateur – stricto sensu – se méfie de la souveraineté, du pouvoir politique, de l’agir humain, qu’il veut limiter. Il lui préférera les lois et les coutumes établies. Et que dit l’école libérale ? Elle affirme que les phénomènes économiques sont déterminés par des lois mathématiques ou mécaniques et que le politique n’a pas à agir sur elles. Il n’y a pas de justice sociale, ni de souveraineté humaine sur la Cité, c’est l’économie qui est reine. Ces deux visions du monde, a priori opposées, se rencontrent pourtant en ce qu’elles dénient au pouvoir politique la faculté d’agir actuellement et de façon positive sur la société.
Cette solidarité surprenante entre le conservatisme et le libéralisme pourrait ainsi nous conduire jusqu’à l’anarchisme. On peut dire, d’une façon provocante, que le seul véritable conservatisme est l’anarchisme et que le seul véritable anarchisme est le conservatisme. Et certains l’affirment haut et fort. L’histoire du conservatisme américain permet amplement de le vérifier. Il est passé de Russell Kirk, « catholique traditionaliste », ennemi déclaré des libertariens mais plus réservé à l’endroit de l’école libérale « classique », qui considérait l’unitarien John Adams comme étant le premier conservateur américain, et donc un modèle car il mettait la loi au-dessus des hommes, à William F. Buckley, Jr., « catholique traditionaliste », membre des Skull and Bones, ami des fameux néoconservateurs et se déclarant aussi bien libertarien que conservateur et à Erik von Kuehnelt-Leddihn, « archi-libéral ultraconservateur« , monarchiste et « catholique traditionaliste » mais en même temps défenseur de toute l’école libérale, pour enfin finir par Hans-Hermann Hoppe, anarcho-capitaliste et antidémocrate, et aussi défenseur de la possibilité pour une femme d’avorter.
Le conservatisme est le marchepied de l’anarchisme, l’hégémonie des formes mortes. Il permet de désarmer les individus attachés aux conventions, à la lettre, mais en interdisant tout changement social, il empêche ces formes mortes ou déclinantes de se réformer adéquatement. Ce pourrissement institutionnel ne mène, ultimement, qu’à des concessions à l’esprit du temps, qui n’en aura jamais assez. N’ayant pas, en réalité, de principes suffisamment fermes, fondés en Dieu, sur lesquels juger la société temporelle présente, les conservateurs n’ont pas la force nécessaire pour s’opposer aux subversifs.
La bonne réponse face au processus révolutionnaire ne doit pas être l’attachement romantique à des résidus évidés, qui ne sont même plus des formes à proprement parler, mais leur dépassement. Ceux qui ont apporté un concours positif de leurs forces dans la Chrétienté (les Pères de l’Église, les moines, les ordres militaires, les réformateurs moraux et spirituels de toutes les époques, etc.) ne se pensaient pas comme des « conservateurs », attachés à la lettre morte, tournés vers le passé, mais avaient une dimension « révolutionnaire », favorable à un changement radical contre la décadence, par la mise en valeur de l’action toujours continue et présente de la Grâce, de l’Esprit-Saint dans la société humaine, mais aussi en apportant des solutions concrètes aux problèmes du temps. Le Mont-de-Piété, le Séminaire, l’Index, l’Action catholique, l’autorisation du prêt à intérêt et bien d’autres choses furent des adaptations de l’action sociale de l’Église à la situation de l’époque.
Le progressisme postmoderne se trompe en voulant s’émanciper de la réalité, dans une fuite éperdue pour ne pas affronter la question de Dieu ainsi que celle de notre responsabilité morale devant Lui. Mais le principe de l’adaptation aux situations nouvelles est bon. Du reste, c’est ce que toute société doit faire pour ne point mourir. C’est ce que l’Église a toujours fait, en réalité.
Cette nécessaire adaptation a ses limites, cela dit. Dès que l’on aborde la question de la Religion dans son aspect dogmatique ou encore celle de la morale, on change nécessairement de registre, puisque ce n’est plus ici la société humaine, fluctuante comme l’homme qui y vit, qui évolue, mais ce serait Dieu Lui-même qui évoluerait, ce qui est une impossibilité métaphysique. Dieu est au-delà du temps, car Il est Illimité et Immuable, or notre Religion a son socle en Dieu, donc elle a son socle en-dehors du temps. Notre Religion est ultralitaire – ultra : au-delà du mesurable, du quantifiable, et le temps, comme la géographie, est une mesure. On ne peut pas adapter notre dogme ou notre morale aux conditions de notre époque ou à la réalité d’une culture particulière, c’est là la grande erreur du modernisme, mais on peut bien sûr adapter le moyen de témoigner de notre Foi, ce qui est ici une action sociale, n’influant en rien sur notre Foi comme telle, en fonction de notre auditoire ou des moyens techniques mis à notre disposition. Lorsque le pamphlétaire catholique Artus Désiré avait mis en place tout un système d’imprimerie pour lutter contre la propagande protestante, il utilisa efficacement les nouveaux moyens de l’époque à la défense de la Vraie Foi. Voilà un exemple bien édifiant de l’adaptation par des hommes, mus par l’Esprit-Saint bien entendu, de moyens mis au service de l’Église. Les vies de Saints sont remplies d’exemples où ces hommes de Dieu se sont adaptés au milieu de leur époque. Quelques cas particulièrement illustratifs, mais trop peu connus : Saint Clément-Marie Hofbauer, Saint Pierre Canisius, Saint Thomas More, Saint Jean Leonardi, Saint Nicolas de Flue, Sainte Jeanne de Lestonnac, etc.
Une autre tentation peut surgir, celle de prendre l’exemple donné par les Anciens comme un Absolu, et non plus simplement comme une référence, un point de repère dans le monde actuel. Voilà ce que j’appellerais ici la pensée réactionnaire, qui est un terme évidemment polysémique. Les idéologues progressistes au pouvoir qualifient ainsi toute dissonance vis-à-vis de leur faux culte. Cela va des fascistes aux maurrassiens, en passant par les populistes, les démocrates-chrétiens ou encore certains libertariens. Selon moi, est réactionnaire quiconque prend un exemple historique en modèle intangible, le transformant donc en idole, car aucun exemple historique seulement humain n’est parfait ou immuable. Seul le Christ peut être un modèle intangible, car, étant Dieu, Il est l’unique à posséder toutes les perfections. Un progressiste comme Mélenchon est ainsi éminemment réactionnaire, car il s’inscrit en droite ligne de la mythification révolutionnaire des Robespierre, Danton, etc.
Une admiration éperdue (du verbe éperdre, placer en dehors du droit chemin, égarer) envers un être humain, envers une culture, ou envers une période historique, est donc perverse. C’est un vice, allant contre la vertu de pondération et, par sa tendance idolâtrique, il s’oppose au premier Commandement. Il va également contre le réel, en niant non seulement les limites, voire les vices de l’idole, mais en privant aussi la personne atteinte de tout sens du gnomé (la perspicacité dans l’extraordinaire).
Je vais prendre ici deux situations historiques pour illustrer ce propos : le suffrage universel, et le suffrage féminin.
Il faut savoir que le suffrage universel fut défendu par beaucoup de royalistes. Ils y voyaient un succédané des États Généraux. Et, plus prosaïquement, un moyen d’avoir un poids électoral plus important.
Ils n’avaient pas prévu que la démocratie de masse allait avoir des conséquences désastreuses pour l’homme tout entier, qu’elle n’a contribué qu’à pourrir davantage la cité publique, qu’elle fut surtout promue, et fort logiquement selon leur grille de lecture, par les protestants, qu’elle a abouti à tout un faux culte, et qu’elle est directement à la source du gauchisme actuel.
De même, le suffrage féminin fut fortement soutenu par la droite maurrassienne, qui s’en faisait gloire contre les socialistes et les libéraux, plus frileux car craignant une perte électorale à court-terme. Cela n’a pas manqué de transformer ce mouvement déjà fortement mêlé de naturalisme, et pas pour le mieux. D’une part, cela allait introduire la logique partisane au cœur des familles, ensuite la structure même des partis s’adaptera pour s’accaparer cette nouvelle manne électorale. Les Croix de feu, à l’avant-garde de ce combat, allaient mettre ainsi les femmes à la tête de l’association, rebaptisée Parti Social Français. Le chemin vers cette imposture qu’est le mouvement « pro-vie » contemporain était déjà tracé…
Privés des yeux de la foi et des lumières de la raison, les esprits réactionnaires ne font qu’appliquer leur modèle mental à une situation sociale changeante, qu’ils ne maîtrisent pas en raison même des limites de leur modèle. Nous autres, catholiques, nés à nouveau en Jésus-Christ, nous avons un modèle et un chemin qui est perfection, qui nous permet aussi de comprendre adéquatement les voies de la Providence, et de nous adapter aux difficultés nouvelles.
« Il ne faut pas que ce qu’on voit vienne dissiper ce qu’on croit, ni que la réalité présente, dans sa pauvreté, rétrécisse l’ampleur de notre espérance, ni que le témoignage des réalisations actuelles évacue celles de l’avenir. Non, la gloire présente et temporaire de la cité terrestre ne ruine pas le bonheur du ciel, elle l’édifie au contraire, si du moins nous ne doutons absolument pas de tenir, en cette cité, la figure de « celle qui, dans le ciel est notre mère » (Gal. IV, 26).»
Saint Bernard de Clairvaux
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